Images de l'invisible

L’image photographique sert souvent de témoin à la science. Mais lorsqu’il s’agit d’aller explorer ce que l’œil ne peut saisir, un problème surgit : ce que l’on nous donne à voir existe-t-il vraiment ?

Certains philosophes, parmi lesquels François Dagognet (1), prenant le contre-pied des nostalgiques du livre, ont célébré le triomphe des images sur l’écriture, la grande revanche du vu sur le lu.
De fait, la mécanisation de l’image picturale, entamée dans la première moitié du xixe siècle, a ouvert la voie à toute une panoplie d’images dont les scientifiques se sont emparés sans attendre pour la faire évoluer. L’obstacle qui rendait la gravure moins performante que le texte imprimé a été franchi en quelques étapes. Il y eut d’abord la mise au point des premiers procédés photographiques, c’est-à-dire la modification d’une surface sensible par la lumière émise ou réfléchie par des objets, suivie d’une fixation. Peu après, l’usage d’un négatif intermédiaire permit la multiplication d’une même image. Plus tard, à la charnière des xixe et xxe siècle, de nouveaux procédés techniques – notamment l’usage de la trame – facilitèrent la reproduction d’images photographiques par impression. La photographie acquit dès lors, dans les livres et dans les journaux, une valeur illustrative à part entière. Enfin, récemment, l’invention des procédés numériques a assuré la réussite d’une image désormais diffusable dans le monde entier et, de ce fait, rendue par son ubiquité plus solide et inaltérable.
Progressivement donc, les gestes du graveur, du dessinateur et d’autres spécialistes ont été contournés. L’œil humain lui-même fut progressivement supplanté par les performances des surfaces sensibles, par les capteurs électroniques, par les analyses quantifiées puis automatiques des images.
Ainsi, le cinéma, la vidéo, la photographie numérique ont rencontré les techniques utilisant des rayonnements invisibles à l’œil humain – rayons X, ultrasons, électrons, ultraviolets, infrarouges – ou même des champs magnétiques.
Tous ces dérivés de la photographie visant, depuis le début, à éloigner les imperfections des gestes et des sensibilités humaines et à valoriser une nouvelle forme d’objectivité, sont regroupés aujourd’hui sous le vocable d’« achirographies (2) ».

La preuve par l’image ?

Dans les domaines de l’information scientifique, les images parviennent à l’œil humain sous des formes visibles finalement peu nombreuses : photographie argentique, images d’écran analogiques ou numériques, images imprimées sur papier. Mais elles prolifèrent. On imagine facilement comme il était difficile, avant leur existence, de conserver la mémoire d’un phénomène, de transmettre à autrui des observations, des résultats expérimentaux, des questions sur les objets de la nature. La science produit en grand nombre des images au sens le plus trivial du terme : surfaces-objets riches de couleurs et de formes, faisant signe, c’est-à-dire renvoyant aussi à autre chose qu’à elles-mêmes. Ces images fondent aujourd’hui des pans entiers de la recherche scientifique. Comment imaginer ce que seraient la chimie, l’archéologie, les sciences de la nature, la biologie moléculaire, la génétique, l’astronomie, l’astrophysique et même les mathématiques sans ces achirographies ? La prolifération des images a donné naissance à une science nouvelle reconnaissant l’existence positive non seulement des objets auxquels elles réfèrent, mais des images elles-mêmes.
Ainsi les images de sciences sont-elles devenues non seulement des outils d’observation, mais l’affichage de résultats ou même les instruments de preuve de ces résultats.

Comment comprendre l’image fournie par un microscope électronique lorsque l’on ne dispose pas des codes gouvernant les relations entre l’image et son hypothétique référent ? Comment passer de deux à trois dimensions ? Quel type de perspective adopter ? Comment distinguer un haut d’un bas, un creux d’une bosse ? Quel cadrage préconiser ? Comment savoir si tel détail est plus important que tel autre ? , devrions-nous nous exclamer face au microscope. Le rouge n’est en effet que la traduction de niveaux de gris, une fausse couleur assurant, pour l’observateur naïf, l’indispensable continuité entre l’image et la fraise du jardin. Et le petit insecte que nous voyons là, déambulant parmi les akènes de la surface n’est pas vivant, mais bien mort, car l’image exige la déshydratation et le vide préalables. Ce que nous observons est une mise en scène, une réalité préparée, transformée à des fins de visualisation. De la même manière, il y a plus d’un siècle, É. Marey mettant en scène des animaux blancs se déplaçant en ligne droite devant un fond noir créait un monde propre aux dispositifs techniques de la photographie en noir et blanc. Ce que le savant analysait n’était que le déplacement du cheval ou du chien filtré par des impératifs techniques dont ses images portaient les traces. Tournons-nous maintenant vers l’infiniment lointain. En astrophysique, un « trou noir » reste un objet théorique, uniquement décrit par les équations mathématiques de la relativité générale. Défini par sa très forte gravitation et par le fait que rien ne peut s’en échapper, pas même la lumière qui permettrait de le voir : c’est un objet paradoxal. Comment en obtenir une image, sachant que nous ne pourrons jamais avoir accès à son organisation et son fonctionnement ?Les perturbations introduites par cette zone de très forte gravitation dans son environnement proche et la traduction des équations en pixels codés par des couleurs ont permis d’obtenir ce que certains chercheurs nomment une « photographie calculée » : image réaliste, comme une photographie, mais en fait traduction matérielle d’une image mentale, d’un concept. La réalisation d’une telle réalité virtuelle a eu le mérite de poser de nouvelles questions à la physique relativiste et de faciliter la résolution de problèmes théoriques. L’existence visible d’un référent réel n’est pas une condition nécessaire de l’efficacité d’une image scientifique.D’évidence, le mot « image » est insuffisant à nommer la diversité de ce que nous nommons « image de science ». Désignant tant le double matériel que le double mental, le mot acquiert en science des acceptions plus larges encore. Une image peut-être la traduction colorée d’un tableau de chiffres, d’une équation dynamique complexe, permettant de s’orienter, de se diriger vers une « zone à problèmes ». Elle n’est pas pour autant la représentation d’une réalité tangible, ni même visible. En science, l’image joue souvent le rôle de modèle, c’est-à-dire le double simplifié d’une réalité complexe dont elle permet de décrire et de comprendre le fonctionnement, et autorise l’expérimentation. Personne n’a jamais vu l’univers. Aucune image ne sera jamais le double visible d’une telle totalité. Et cependant, l’univers possède une multitude de représentations, aidant à la compréhension de son fonctionnement ou affichant les résultats de ses investigations. Nous devons accepter le fait que les images sont devenues des objets autonomes, permettant l’observation et l’expérience et bénéficiant dès lors d’une efficacité dans l’élaboration des savoirs scientifiques. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les techniques d’imagerie ne cessent d’évoluer, obligeant, dans certains domaines, la médecine par exemple, à de véritables courses contre la montre. Le désir de voir mieux – les pulsions scopiques diraient les psychanalystes –, le souhait si vif d’une inscription dans la modernité quand rôdent les enjeux de vie et de mort, et certainement la concurrence des institutions et la pression commerciale, rendent rapidement obsolètes des machines lourdes et coûteuses. Il arrive que les patients eux-mêmes soient prêts à changer de clinique ou d’hôpital pour bénéficier d’un scanner multibarrette, fût-il non nécessaire. Chaque exemple mériterait d’être analysé de manière approfondie pour comprendre le véritable statut de ces images que nous considérons naïvement comme des « preuves ». Elles sont ou peuvent être enregistrements et mémoires, traces et archives, documents et symboles, supports de créativité, instruments de l’expérience, instruments de vision et prothèses, prospectives, simulations, supports d’entraînement pour une intervention délicate. Leur mobilité contribue à leur solidité en permettant la comparaison. Leurs qualités esthétiques, facilitant leur saisie par des esprits sans préparation technique, leur confèrent un surcroît de pouvoir. Elles remettent en question la vieille méfiance, qui était celle du philosophe Platon, face aux représentations trompeuses du réel : en science, l’image n’est pas moins digne que le concept, ni même que l’objet construit dont elle est un exemple. Ainsi, la science contemporaine est pleinement partie prenante et moteur d’une « cité de l’image » faisant reposer la confiance du citoyen sur de nouveaux fondements du savoir. Cependant, nous ne devons pas faire dire à ces images de science – toutes puissantes soient-elles – ce qu’elles ne nous disent pas. Elles ne sont jamais que ce que révèlent différents types de rayonnements, ce que capte un appareil d’une interaction entre l’esprit scientifique, les dispositifs techniques et ce que nous tenons pour le réel. Dès lors, elles ne sont preuves que de leur propre existence. Mais à ce titre, l’intérêt qu’elles présentent dépasse amplement le strict domaine scientifique. Les images jouant le rôle de preuves alimentent les débats judiciaires, font la gloire des journaux télévisés et des séquences documentaires. Reste posée la question : que voyons-nous lorsque nous les regardons ? (1) F. Dagognet, et , Vrin, 1986 et 2002. (2) Étymologiquement : inscriptions réalisées sans l’aide de la main.