Il en est des inventions scientifiques comme des révolutions artistiques : on aimerait qu’elles soient nées un beau jour du cerveau d’un homme génial et solitaire. Prenons l’évolution (des espèces). La légende pourrait affirmer qu’un jour, aux alentours de 1802, Jean-Baptiste de Monet, chevalier de Lamarck, professeur au Muséum d’histoire naturelle de Paris, ordinairement absorbé par la classification des invertébrés, fut pris d’une soudaine intuition. Si le regard du naturaliste consistait à partir des animaux les plus complexes pour arriver aux plus simples (les mollusques), n’était-ce pas parce que la nature avait procédé dans l’ordre inverse, du plus simple au plus parfait ? Ajoutez à cela que c’est par transformation – et non créations successives – des espèces que s’opère la progression, et le tour est joué : Lamarck, auteur en 1809 d’une Philosophie zoologique exposant les ci-devant intuitions, est le véritable inventeur de la théorie de l’évolution, aussi importante pour le monde vivant qu’a pu l’être, pour le monde inerte, celle d’Isaac Newton.
Occulté par Cuvier, puis par Darwin
Mais ce n’est pas si simple. Lamarck, né au milieu du 18e siècle dans une famille de petite noblesse militaire, n’avait pas que des atouts dans sa manche : après une vie de sous-officier gagné à la République, il se trouva enseigner les invertébrés au siècle de la restauration monarchique et, malgré l’estime portée à ses travaux, n’eut jamais la faveur du pouvoir. Enfant, il avait refusé la carrière ecclésiastique ; adulte, il avançait une histoire de la vie inacceptable pour l’Église. L’opposition que rencontra sa thèse auprès de Georges Cuvier (1769-1832), très brillant naturaliste, son supérieur hiérarchique au Muséum, et futur ministre, fut un obstacle de taille à la reconnaissance publique de ses idées. Il ne faut toutefois pas exagérer : Lamarck eut ses partisans, dont le naturaliste Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844), et, si le débat entre « fixistes » et « transformistes » dura encore un demi-siècle, c’est que de bons arguments existaient de part et d’autre. En fait, comme on le sait, la victoire de l’évolutionnisme sera liée à l’acceptation par la communauté scientifique de la thèse de Charles Darwin (De l’origine des espèces, 1859), c’est-à-dire la sélection naturelle. Là encore, pas de chance pour Lamarck : amateur de courses en solitaire, Darwin n’aura de cesse de dénigrer les travaux de son précurseur, prétendant que l’idée lui venait de son grand-père, Érasme Darwin, et en aucun cas du naturaliste français.