Charles de Montesquieu (1689-1755) - La raison contre le despotisme

Rien ne rebute Montesquieu, homme lettré et cultivé. Passant avec la même facilité d’un roman satirique à une analyse sociologique, il s’interroge : existe-t-il un gouvernement meilleur que les autres ?
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À l’époque où la monarchie constitutionnelle anglaise fascine les penseurs européens, Charles de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, né dans une famille noble de magistrats, devient conseiller du Parlement de Bordeaux. Un an plus tard, Louis XIV meurt et Montesquieu abandonne sa charge pour se lancer en politique.
 

La monarchie plutôt que la république

Malgré son ton satirique et polémique, son premier ouvrage, Les Lettres persanes (1721), est un immense succès. Portrait incisif de la société française du xviie siècle, ces lettres touchent juste. Cette réussite encourage Montesquieu à visiter l’Europe. Il entreprend donc dans les années 1730, après son élection à l’Académie française, un tour des pays européens. Ce voyage marque profondément sa pensée. Il en revient avec deux ouvrages. Le premier, Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains (1734), raconte l’Empire romain, de sa naissance à sa fin, due selon lui à une trop grande extension. Dans la lignée du Discours sur l’histoire universelle de Bossuet (1681), cette œuvre est une sorte de prélude à ce qu’il exprimera dans son œuvre la plus célèbre, De l’esprit des lois (1748). Il y propose des principes politiques et sociaux qu’il a pu observer dans les autres pays, utiles à ses yeux pour assurer la pérennité d’un gouvernement modéré. Trop critique pour la société de son temps, l’ouvrage est interdit par l’Église mais vaut à son auteur d’être reconnu par les meilleurs esprits de son temps. Dans De l’esprit des lois , Montesquieu tente de dégager les principes fondamentaux des institutions politiques en analysant de manière comparative les différentes formes de gouvernement et de législation. Il s’interroge ainsi sur la diversité des lois humaines et sur leur apparence chaotique. Il entend notamment les rationaliser en les rattachant à des principes et des tendances qui forment un « esprit » particulier, propre à chaque nation. Pour Montesquieu, les lois sont ainsi déterminées par des facteurs naturels comme le climat, ou culturels comme les croyances. La chaleur du climat asiatique, avance ainsi Montesquieu, n’est pas sans liens avec la forme de gouvernement qui prévaut sur le continent, le despotisme. Une telle analyse paraît aujourd’hui un peu simpliste. Elle n’en était pas moins très appréciée du temps de Montesquieu. Ce dernier entend démontrer de cette manière que le gouvernement correspondant le mieux aux mœurs et aux climats modérés français est la monarchie. Reposant sur l’honneur, ce régime paraît plus facile à atteindre en France que la république fondée sur la vertu des cités grecques. L’objectif de Montesquieu est donc de proposer un gouvernement modéré qui saurait se maintenir tout en donnant le maximum de libertés aux individus. Ces dernières requièrent à ses yeux l’instauration de corps intermédiaires, qui éviteront aux individus de se retrouver seuls face à l’État. Tout monarque peut se muer en tyran si les institutions ne sont pas capables de l’en empêcher. À ses yeux, l’existence de contre-pouvoirs et la séparation des trois pouvoirs sont nécessaires pour limiter ce possible basculement dans le pire État. En définitive, seul le pouvoir peut contrebalancer le pouvoir.
 

Cette théorie eut un retentissement important dans l’histoire politique française. influença les philosophes de son temps, mais aussi des monarques comme Catherine II, qui s’en inspira en Pologne. Montesquieu peut être considéré comme l’un des plus grands penseurs du xviiie siècle. Il participe à l’ et se rapproche par ses idées philosophiques et politiques des philosophes des Lumières. Mais il s’en éloigne par sa bonne intégration sociale et économique dans la société de son temps. Montesquieu ne prônait pas la révolution mais avertissait des dangers du despotisme. Ses écrits recherchent les meilleurs moyens d’accéder à la liberté politique dans la monarchie française. Sa mise en garde contre le despotisme fait de Montesquieu un penseur toujours d’actualité, bien que ses écrits soient plus souvent cités que réellement lus. Mais en homme du passé, il n’a pas su prévoir la révolution industrielle et s’est laissé imprégner par les préjugés de son temps, que sa théorie des climats laisse entrevoir. Sa position sur l’esclavage a ainsi toujours été perçue comme ambiguë car, s’il tourne en dérision dans les arguments des esclavagistes, il donne dans le même ouvrage des conseils en vue de rendre l’esclavage plus doux et plus acceptable. Ce faisant, il contribue à le justifier. Néanmoins ses idées ont été reprises par d’autres auteurs. Jean-Jacques Rousseau et Alexis de Tocqueville, mais aussi les révolutionnaires s’appuieront sur ses ouvrages. La Constitution de 1791 se basera sur sa séparation des pouvoirs et, encore aujourd’hui, il peut être considéré comme l’un des penseurs, avec John Locke, de l’organisation politique et sociale sur laquelle nos sociétés modernes s’appuient. Il sera aussi reconnu par Émile Durkheim comme l’un des précurseurs de la sociologie. Son étude des lois comme faits sociaux, au même titre que la religion, les mœurs ou la politique, lui a permis de poser les prémisses de la méthode sociologique. Raymond Aron en reprendra les grandes lignes dans (1967). En outre, en science politique, il a inspiré un renouvellement des théories classiques sur la démocratie et le parlementarisme, et ses écrits sur les différentes législations ainsi que sa méthode comparative restent étudiés en droit. Au final, l’apport de Montesquieu aux sciences humaines demeure incontestable.