Pouvoir et désir dans l'entreprise

En entreprise, les désirs ou la volonté de pouvoir sont occultés. Eugène Enriquez estime que seule la prise en compte des affects, des désirs et des conflits de pouvoir permet de dépasser positivement l'aliénation produite par les valeurs entrepreneuriales.

L'entreprise est une organisation créée en vue d'une certaine production de biens ou de services dans laquelle s'exerce l'autorité. Il semble évident, pour tous, d'y voir, quelle que soit la structure adoptée, des personnes occuper des fonctions différentes, coordonner leurs actions et surtout agir suivant une impulsion donnée par un « entrepreneur dynamique » selon le mot de Joseph Schumpeter, que celui-là soit un homme seul, un conseil d'administration ou un collège de managers.

En revanche, on pourra constater aisément que le terme de pouvoir est peu employé dans l'entreprise et qu'il perturbe. Il renvoie, fantasmatiquement, à l'idée de dieu ou à celle du souverain, de la puissance absolue, de la violence et, par voie de conséquence, à la vie et à la mort. Si les gouvernants des Etats ont du pouvoir, c'est qu'ils possèdent, comme le disait Max Weber, « le monopole de la violence légitime ». Ils ont la faculté, en déclarant la guerre, d'obliger leurs concitoyens à risquer leur vie. L'entreprise, elle, n'a pas, a priori, de liens institutionnels avec ses membres, mais uniquement des liens contractuels. Elle peut les contraindre à s'acquitter des tâches pour lesquelles ils ont été engagés et qu'ils ont accepté d'assumer. Elle ne peut pas les obliger à risquer leur vie pour elle. L'Etat a le droit d'exercer une férule plus ou moins totale sur ceux qui se réclament de lui, l'entreprise n'a normalement pas le droit d'exercer la moindre pression sur ce que pensent ou ressentent les personnes dans leur vie intime ou dans leur vie privée (hors travail).

Ces différences, parmi d'autres, amènent la plupart du temps les praticiens de la conduite des organisations à récuser le terme de pouvoir. Et pourtant, si le mot est occulté, ce qu'il signifie et ce qu'il entraîne est bien présent dans l'entreprise.

La logique des passions

Plus encore que le terme de pouvoir, celui de désir est absent de la vie des entreprises. Parler de désir, c'est, en effet, se référer à la vie intérieure de chacun, aux flux de passions et de pulsions qui l'animent constamment, car le désir par définition est inextinguible. Chaque fois qu'il rejoint un objet de satisfaction, il rebondit à la recherche d'un autre objet. Tout désir est donjuanesque. Le besoin peut être maîtrisé (et les spécialistes du marketing ou de la vente ne s'en privent pas) et canalisé vers des objets dans lesquels il s'épuise. Le désir, en revanche, renaît de ses cendres. Comment une « chose » immaîtrisable pourrait-elle avoir droit de cité dans un lieu rationnel, où chacun ne doit avoir pour but que de contribuer le mieux possible à atteindre les buts imposés ou proposés. La raison de l'éviction du désir, c'est son côté fondamentalement conflictuel. Le désir de l'un n'est pas le désir de l'autre, et ces désirs peuvent donc entrer en compétition ; ils sont, de toute manière, difficiles à accorder, et ils sont, dans ces conditions, capables de ravages insoupçonnables. Et puis, last but not least, l'entreprise n'est pas un endroit où le désir humain est acceptable, et plus encore, serait-on tenté de dire, un lieu... où l'humain est acceptable. Certes, le mot humain est prononcé en son sein mais lié à celui de ressources qui l'aseptisent. Une entreprise est un ensemble dans lequel si des hommes sont nécessaires (ils le sont de moins en moins compte tenu de l'informatisation des services), ils ne le sont qu'en tant qu'êtres de compétences, dûment vérifiées (diplômes ou expérience antérieure). Ils doivent fonctionner sous l'égide de la stricte rationalité instrumentale et évacuer le coeur et ses passions.

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En fin de compte, si l'on suivait la pure rationalité, les organisations (et les entreprises en tout premier lieu) devraient se comporter comme des machines, certes perfectionnées, admettant des régulations dynamiques, mais mettant de côté définitivement ce qui est au centre de l'humain : le pouvoir et le désir. Cependant, tout le monde sait confusément qu'un être sans désir est bien proche de la mort, et que les rapports humains sont toujours des rapports de pouvoir, même s'il est possible de penser des pouvoirs négociés ou partagés.