Vivre en philosophe

Dans l’Antiquité, la philosophie était d’abord un mode de vie et non une simple construction théorique. Cette conception fait toujours sens. Ni verbiage ni recueil de recettes, la philosophie trouve sa voie dans l’articulation entre pensée et vie réelle.

Des mètres linéaires de livres dans des bibliothèques, une discipline universitaire savante s’appuyant sur les textes de la tradition, la matière reine de classe terminale, quelques profs médiatiques au verbe habile…, voilà ce qu’est la philosophie aujourd’hui pour beaucoup. Une situation qui n’est pas tout à fait nouvelle. « Il y a de nos jours des professeurs de philosophie mais pas de philosophes 1 », déclarait ainsi David Thoreau au 19e siècle.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Dans l’Antiquité, on entrait en philosophie comme on pouvait entrer en religion. On intégrait une école non pas simplement de pensée mais de vie. Les théories les plus abstraites visaient à comprendre pour mieux agir. Leur but n’était pas de construire des systèmes. Les écoles philosophiques de l’Antiquité offraient à leurs disciples bien autre chose qu’une appréhension intellectuelle du monde. Et ce choix de vie et de pensée prenait sens collectivement dans un groupe. Avec des maîtres et des disciples. Les écoles philosophiques, qu’elles soient pythagoricienne, stoïciennes, épicuriennes, constituaient des communautés dans lesquelles on épousait un mode de vie, où les amitiés étaient vives et où le disciple trouvait un guide ou un directeur de conscience qui l’accompagnait dans son cheminement spirituel. Une vie philosophique bien éloignée de celle de l’étudiant en philosophie d’aujourd’hui qui fréquente les bancs de l’université. On doit à Pierre Hadot et à Michel Foucault d’avoir rappelé avec force cette conception antique de la philosophie. Elle était alors un outil d’ascèse, de transformation de soi. On ne se contentait pas de penser en philosophe, on vivait en philosophe. Et pour cela, il n’était pas nécessaire de laisser d’écrits. Ce dont témoignent par exemple les figures de Socrate, de Pyrrhon ou de Diogène.

Vivre en accord avec sa pensée

Poser la question de la philosophie comme mode de vie porte une interrogation critique très vive. Qu’est devenue la philosophie ? Se serait-elle perdue ? Aurait-elle oublié l’essentiel avec des constructions théoriques abstraites et gratuites ? Pour autant, il ne s’agit pas d’opposer théorie et pratique, discours philosophique et mode de vie. C’est ce que note P. Hadot dans Qu’est-ce que la philosophie antique ? (1995) : « Le discours peut avoir un aspect pratique, dans la mesure où il tend à produire un effet sur l’auditeur ou le lecteur. Quant au mode de vie, il peut être, non pas théorique, évidemment, mais théorétique, c’est-à-dire contemplatif. (…) Le discours philosophique fait partie du mode de vie. » Le discours n’est pas alors une réalité autonome, décontextualisée, un texte planant dans le monde des idées.