Un dollar n'est pas toujours un dollar

La Signification sociale de l'argent, Viviana Zelizer, Seuil, 2005, 348 p., 24 €.

L'argent est-il destiné à transformer l'amitié en marché et la famille en groupement d'intérêt ? Non, répond Viviana Zelizer : même s'il est dans sa nature de favoriser l'anonymat et l'indépendance des individus, ses usagers se chargent eux-mêmes de contraindre sa circulation et de lui donner un sens.

A défaut d'odeur, l'argent peut avoir une couleur : il lui arrive d'être assez « sale » pour que l'on éprouve le besoin de le « blanchir ». Au Japon, il est coutumier d'offrir des billets de banque en toutes sortes d'occasions : fête des Mères, étrennes, mariages, félicitations diverses. Mais on prend soin de les retirer neufs à la banque et de les disposer joliment dans un paquet cadeau. Dans le cas contraire, cela pourrait apparaître comme une forme d'achat ou de tentative de corruption. Interrogé dans les années 1950, un jeune membre d'un gang de Philadelphie explique qu'il ne dépose dans le tronc de l'église de son quartier que l'argent de poche que lui donne sa mère, jamais le produit de ses larcins. Car, dit-il, seul l'argent acquis honnêtement peut être offert à Dieu. Un agriculteur polonais précise qu'il ne range pas côte à côte l'argent perçu de la vente d'une vache et celui qu'il réserve à la dot de sa fille : les deux pécules sont destinés à des usages séparés. Ces exemples sont pour Viviana Zelizer les symptômes d'un phénomène pour le moins intriguant : l'argent, billets ou pièces, n'est-il pas par définition conçu pour rester toujours égal à lui-même, et servir d'équivalent à tout ce qui se donne ou s'achète ? Or voilà autant de cas où l'observation rapprochée fait apparaître qu'à l'usage, il est distingué par ceux qui le manipulent ou le reçoivent : selon sa provenance, son apparence ou sa destination, il est « propre » ou « sale », « honnête » ou possiblement « malhonnête », « commercial » ou « patrimonial ». Tout irait pour le mieux s'il ne s'agissait que de pittoresques croyances. Mais il n'en est rien, et tout le développement de ce livre a pour vocation de le montrer : c'est dans les sphères les plus ordinaires de la société moderne que se manifeste le « marquage » de l'argent, c'est-à-dire l'attribution d'une valeur morale, affective ou symbolique à cet objet qui théoriquement est conçu pour ne pas en avoir.