Lorsqu'elle voit mourir son père fondateur, en 1939, la psychanalyse est dans la force de l'âge : quarante ans, l'âge de la créativité, de l'expansion, des idées nouvelles. Après la mort du père, les dissensions se font plus grandes, et les années 60 et 70 sont celles d'une psychanalyse florissante, mais aussi, en raison sans doute de son succès, déchirée par les conflits et les débats d'idées.
La psychanalyse est maintenant centenaire. Cette période anniversaire est l'heure des bilans, le prétexte aussi à une réflexion sur son statut, son avenir, sa mission. Depuis 1998, les ouvrages fleurissent : Cent ans après, chez Gallimard; A la recherche de l'avenir, aux Puf; Où en est la psychanalyse?, chez Erès; Pourquoi la psychanalyse?, chez Fayard, et Psychanalyse, que reste-t-il de nos amours ?, aux éditions Complexes. Excepté l'interrogation d'Elisabeth Roudinesco (Pourquoi la psychanalyse ?), tous sont des ouvrages collectifs, de plus de 500 pages. C'est dire l'ampleur des débats, la diversité des points de vue, des interprétations. C'est dire aussi toute la difficulté qu'il y a d'en extraire les questions fondamentales, et le risque que l'on court de mal en rendre compte. Tout en sachant que le regard n'est jamais complètement extérieur, ni la position tout à fait neutre, il doit être possible de relater ce qui agite les psychanalystes. Du moins, cela vaut la peine d'être tenté. Cinq questions semblent ainsi récurrentes qui, soit soulèvent largement la question du rapport de la psychanalyse avec la société, soit concernent ses débats internes.L'impact social de la psychanalyse est à la fois incontournable et surprenant.
Lorsque Freud a inventé la psychanalyse, il voulait comprendre les névroses, leur donner un cadre d'interprétation qui permette de les soigner. Comment, de cette mission de départ, peut-on en arriver à lire chez certains psychanalystes, comme Alain Vanier : « La psychanalyse est politique par définition » 1 ? Le chemin paraît long entre une théorie du psychisme individuel et un idéal politique. Pourtant, comme l'explique E. Roudinesco, la psychanalyse porte en elle bien plus qu'une théorie du psychisme : elle est aussi une philosophie de la liberté. « Le sujet freudien est un sujet libre, doué de raison, mais dont la raison vacille à l'intérieur d'elle-même. [...] En ce sens, la théorie freudienne est bien l'héritière du romantisme et d'une philosophie de la liberté critique issue de Kant et des Lumières 2 . » Au-delà d'un héritage philosophique, la naissance de la psychanalyse doit être replacée dans son contexte sociologique. Freud invente sa théorie au moment où l'organisation familiale traditionnelle se disloque, et où émerge la notion de vie privée. La psychanalyse, et son noyau central qu'est la sexualité et l'inconscient, déchaînent les passions : certains y voient la source d'un désordre social, d'autres celle d'une émancipation sexuelle et psychique. Que l'on soit pour ou contre, la psychanalyse fait réagir, car elle affirme la subjectivité de l'individu. Comment s'étonner alors de son succès dans les années 60, au plus fort du mouvement d'émancipation des moeurs ? La psychanalyse remplit alors une mission essentielle et idéologique : elle est subversive.
Mais quarante ans après, que reste-t-il de ce pouvoir subversif ? Selon André Green, « le potentiel révolutionnaire de la psychanalyse est resté le même, simplement, il ne se manifeste pas de la même façon. Je ne dis pas que la psychanalyse telle qu'elle existe est une activité révolutionnaire. Son " potentiel" en revanche l'est toujours, c'est pourquoi elle demeure combattue. »
Jean-Claude Lavie, lui, remet en cause le pouvoir subversif de la psychanalyse, par une métaphore : « Quel est le pouvoir subversif d'un pavé ? Dans les manifestations, le pavé qui est envoyé contre la police a un pouvoir subversif ; quand on le pose dans la chaussée, il n'a aucun pouvoir subversif. [...] S'il y a subversion, c'est à l'échelle personnelle. » Même doute, chez Jean-Bertrand Pontalis : « Peut-on encore parler du pouvoir subversif ? [...] C'est en quelque sorte un alibi que se fournissent les analystes, pour conserver un côté héroïque. [...] Beaucoup occupent des fonctions importantes, universitaires, hospitalières, éditoriales [...]. Ils ont tous, au moins à Paris, des appartements spacieux ; ils possèdent souvent des oeuvres d'art, une agréable résidence secondaire et voyagent comme bon leur semble 3 ».