Les chats
Les chats rêvent qu’ils attrapent des souris ou qu’ils sont poursuivis par des chiens. C’est ce qu’ont pu montrer, à la suite de Michel Jouvet, des chercheurs de l’Inserm qui ont pu le constater directement par un ingénieux procédé (1). Durant le sommeil, le cortex moteur continue à fonctionner, comme pendant les périodes d’éveil. Mais si l’on ne vit pas ses rêves comme si l’on était somnambule, c’est parce que les « motoneurones » qui commandent la moelle épinière et dirigent les mouvements du corps cessent de réagir : leur action est inhibée par des groupes de neurones spécifiques, destinés à maintenir le corps au repos. Une fois ces neurones inhibiteurs neutralisés, le corps se remet à bouger sous la commande du cerveau. Les chercheurs de l’Inserm ont donc utilisé cette technique sur des chats pour voir ce qu’ils allaient faire durant leur sommeil. Et le résultat a révélé la vie rêvée des chats : on les vit se lever, se mettre à l’affût de proies imaginaires ou faire le gros dos, le poil hérissé, cracher comme s’ils étaient devant un ennemi, faire leur toilette, ou encore jouer avec une balle ou une souris invisible.
(1) Jean-Louis Valatx, « À quoi rêvent les chats ? », Pour la science, janvier 1998.
Les psychanalystes
Dans la nuit du 23 au 24 juillet 1895, Freud fit un rêve devenu canonique, « L’injection faite à Irma ». La scène rêvée se déroule lors d’une réception. Parmi les invités, il y a Irma, une patiente et amie de Freud. Elle lui confie qu’elle souffre d’un mal de gorge. Dans son rêve, Freud se rappelle alors que quelques jours plus tôt, un ami médecin a fait à Irma une injection avec une seringue qui n’était pas très propre. D’où l’infection. Le mal viendrait donc d’une négligence de son ami. Freud se livre alors à une longue interprétation qui tient tout un chapitre de L’interprétation du rêve. Le sens profond de ce songe serait le suivant. Otto et Freud sont tous deux les médecins d’Irma. Or, Otto reproche à Freud de ne pas avoir vraiment guéri Irma. Cette remarque l’a irrité. En attribuant à Otto la responsabilité du mal d’Irma, pense Freud, « le rêve me venge de lui en retournant le reproche ». Raconter ses propres rêves fut un exercice courant dans la première génération des psychanalystes. Chacun y voyait une confirmation de ses propres théories : pour Freud, la réalisation d’un souhait.
Jung a lui aussi analysé nombre de ses rêves. Lors de son voyage avec Freud aux États-Unis, en 1909, les deux hommes se racontaient leurs songes. C’est l’un d’eux qui aurait conduit Jung à élaborer pour la première fois la notion d’inconscient collectif. Dans ce rêve fondateur, il est question d’une maison médiévale, avec des escaliers dont certains vont vers une crypte, dans laquelle Jung se voit descendre une lanterne à la main. Cette maison est l’image de sa psyché : la cave sombre n’est rien d’autre que son propre inconscient, comme plus généralement les cavernes, trous béants menant dans des profondeurs obscures. Voilà un « archétype » fondamental, type de l’inconscient collectif. C’est un autre rêve marquant, fait en 1927, qui le conduit sur la voie d’un autre de ses concepts, « l’individuation », une étape de la vie où l’individu se réconcilie avec son soi profond. Cette année-là, lors d’un voyage en Inde, Jung est atteint d’une grave dysenterie. Durant ses accès de fièvre, il fait des rêves délirants où apparaît à plusieurs reprises la vision du Saint Graal. Ainsi les psychanalystes retrouvent toujours dans leurs rêves un écho de leur théorie.
Les enfants
Difficile de savoir quels sont les rêves des enfants. Comme les adultes, ils n’en retiennent qu’une petite partie. À quoi s’ajoute le problème du langage : un enfant en bas âge qui se réveille après une terreur nocturne ne sait pas raconter ce qu’il ressent. Valérie Simard, chercheuse et professeure de psychologie à l’université de Sherbrooke, au Québec, a étudié la fréquence des cauchemars chez l’enfant (1). Il apparaît tout d’abord qu’elle est quasiment la même indépendamment de l’âge de l’enfant. Un tiers environ des enfants entre 2 et 6 ans ne font pratiquement jamais de cauchemars, les deux tiers en font parfois. Un nombre infime, environ 2 %, en fait fréquemment. Enfin, la proportion d’enfants fréquemment tourmentés par leurs mauvais rêves est faible mais stable. Ces enfants sujets aux cauchemars sont également ceux que leurs parents déclarent anxieux et irritables. Cette constance selon l’âge et ce lien avec l’anxiété font penser que les cauchemars sont liés à un trait de personnalité pathologique, plutôt qu’à un âge de l’enfance ou à des circonstances extérieures.
Mais à quoi rêvent les enfants ? Quand vient le langage, ils peuvent enfin raconter leurs cauchemars. Un thème classique évoque des scènes gore ou des monstres, assassins, fantômes, zombies sanguinolents et autres créatures effrayantes s’approchent d’eux et les terrorisent. Ces cauchemars sont souvent en rapport avec ce qu’ils ont vu dans la journée (un dessin animé violent, un livre avec une sorcière ou un loup-garou) et leurs angoisses fondamentales.
Pour veiller sur le sommeil des enfants, les Indiens Ojibwa, en Amérique du Nord, utilisent des capteurs de rêves (dreamcatchers) qu’on accroche au-dessus de la couche. Ces attrapeurs de rêves, des anneaux tressés auxquels on accroche des plumes, sont l’équivalent de nos « mobiles ». Ils aident les enfants à s’endormir, mais surtout veillent sur les rêves en éloignant les mauvais esprits.
(1) Valérie Simard et al., « Longitudinal study of bad dreams in preschool-aged children : prevalence, demographic correlates, risk and protective factors », Sleep, 31, 2008.
Les chamanes
L’anthropologue Michel Perrin, spécialiste du chamanisme, a consacré un livre classique aux « praticiens du rêve » que sont les Guajiro (1). Ces Indiens d’Amérique du Sud accordent une importance particulière à leurs rêves. Chaque soir, on se salue en se souhaitant de beaux rêves ; le matin, on se demande si les rêves ont été bons. Et certains sont considérés comme prémonitoires.
Le chamane, spécialiste du rêve, en fait un usage très codifié. Convoqué pour soigner certaines maladies graves, il entre en contact avec les esprits pendant son rêve. Mais à y regarder de près, ce ne sont pas vraiment des « rêves » au sens courant que le chamane effectue : il s’agit plutôt d’une « vision » obtenue dans un état second – grâce à un champignon hallucinogène, par exemple. Si le même mot « rêve » est utilisé à la fois pour parler de banals rêves nocturnes et du voyage chamanique, tout le monde a bien conscience que ce sont deux phénomènes distincts. De même, les Amérindiens font bien la distinction entre leurs rêves ordinaires et ceux marquants et mémorables. Rien n’indique donc qu’en se réveillant, le jeune Amérindien qui a rêvé d’une aventure sentimentale avec sa cousine s’imagine l’avoir rencontrée quelque part dans un autre monde. En somme, les chamanes et les Amérindiens rêvent comme les Occidentaux : certains rêves sont ordinaires, d’autres sont importants, et l’on cherche alors à leur donner une signification en fonction de la culture locale. Quand aux rêves chamaniques, ce sont des hallucinations induites par des drogues.
(1) Michel Perrin, Les praticiens du rêve. Un exemple de chamanisme, Puf, 2001.