Ah, la vache !

Chaque année, nous traversons la France en famille, par une diagonale qui va de l’Yonne à la Gironde en passant par Saint-Fargeau, Vierzon, Bellac, Confolens, Barbezieux… Une route un peu longuette et passablement déserte, au bord de laquelle broutent quelques paisibles limousines. Immanquablement, la discussion revient sur le tapis. « Ah… Elles ont de la chance, les vaches. Elles n’ont pas d’articles à finir, elles ! – Tu te trompes ! Les vaches n’ont pas de chance : elles finiront à l’abattoir, sans jamais avoir connu la joie d’avoir accompli quelque chose. » Voici quinze ans que ça dure, et nous n’avons toujours pas réussi à nous mettre d’accord. Alors, heureuses, les vaches ?

Ce débat familial reformule une vieille question philosophique. Le bonheur réside-t-il dans la quiétude, la satisfaction des besoins, l’acquiescement serein à la marche du monde ? Ou tire-t-il sa force d’une vie intensément vécue, tournée vers la réalisation de ses rêves et idéaux ? Diogène, Pyrrhon ou encore Nietzsche soutiennent la première option. Pas de grandes espérances chez les vaches, mais pas de ressentiment non plus. Elles restent imperturbables face aux intempéries. Et si c’était la clé de la félicité ? Cultiver l’oubli, ne pas s’inquiéter de l’avenir. S’asseoir sur le seuil de l’instant, sentir en soi les vibrations du monde, se contenter de paître et se repaître. « Ces vaches, à vrai dire, l’emportent sur tous en cet art : elles ont inventé de ruminer et de se coucher au soleil. Aussi s’abstiennent-elles de toutes les pensées lourdes et graves qui gonflent le cœur », écrit Nietzsche.

Une autre tradition philosophique, dite eudémoniste, fait valoir le bonheur comme une vertu supérieure, et non comme un état accessible au premier mammifère venu. C’est une « vocation d’homme », affirme Aristote. Plongés dans un monde dont nous percevons les fracas, nous ne pouvons pas nous contenter de lézarder au soleil, ni de brouter tout notre saoul. Nous cherchons à vivre mieux et plus, au risque de nous y consumer. Le bonheur du sage relève d’un équilibre subtil : c’est un rapport apaisé à la vie, qui suppose de tenir ensemble la joie et la lucidité, la profondeur et la légèreté, l’amertume et la douceur, les peines et les réjouissances. Les unes rendent les autres possibles. C’est l’expérience des contrastes qui rend les plaisirs sensibles et le bonheur lumineux.

Ces méditations trouvent aujourd’hui un prolongement dans les « sciences du bonheur ». Elles incitent à réfléchir à ce qui rend heureux, non comme une fin en soi, ce qui serait illusoire, mais pour apprendre au quotidien à nous orienter sur le chemin de l’existence et faire contrepoids au malheur. Prendre conscience des éclaircies, y compris sous un ciel d’orage, et travailler à y sourire, mieux encore qu’une vache en sa prairie. 

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