Années 90. Des idées, des mots

Amérique

L'Amérique pense ! Voilà une découverte récente pour les Européens, qui ont découvert, puis traduit et commenté John Rawls, Jerry Fodor, Daniel Dennet, Richard Rorty, John Searle, Michael Walzer, Donald Davidson, etc. Les Américains sont désormais des références incontournables de la philosophie de l'esprit ou de la philosophie politique en Europe. En économie, ils continuent à rafler l'essentiel des prix Nobel. En psychologie, c'est des Etats-Unis - et en particulier du MIT (Cambridge) et de San Diego (Californie) - que vient la révolution des sciences cognitives qui a déferlé sur la France à la fin des années 80. Il faut aussi signaler que les produits intellectuels français se vendent bien outre-Atlantique. Jacques Derrida, Pierre Bourdieu, Michel Foucault, Jean-François Lyotard, Michel Serres, René Girard sont là-bas des stars de l'intelligentsia, même si la mode postmoderne est en train de décliner. Après le French touch, le French think ?

Animal

L'animal n'est-il qu'une bête ? Les recherches en éthologie de ces dernières années ont contribué à changer notre regard sur l'animal. On sait maintenant qu'il n'est pas prisonnier de ses instincts et apprend beaucoup, mais aussi qu'il possède des capacités de symbolisation, de communication, de calcul et de raisonnement insoupçonnées (Jacques Vauclair, L'Intelligence de l'animal, Seuil, 1992). Et s'il est parfois capable de ruser et même de mentir, c'est que non seulement il possède des intentions, mais sait reconnaître celles d'autrui : on dit qu'il possède une théorie de l'esprit. Ajoutons qu'il est maintenant admis que l'animal ressent des émotions, a de l'affection, fait de la politique (Frans de Wall, La Politique du chimpanzé, Rocher, 1987), qu'il sait négocier (F. de Wall, De la réconciliation chez les primates, Flammarion, 1992), et se conduit même de façon morale (F. de Wall, Du bon singe, Bayard, 1997). Du coup, les bêtes sont entrées dans le champ de la réflexion philosophique (Joëlle Proust, Comment l'esprit vient aux bêtes, Gallimard, 1997). Ces recherches posent une question scientifique : quelles sont les frontières de la pensée ? Une question philosophique - celle du statut de l'animal - et enfin une question morale : Comment faut-il se comporter à leur égard ? Faut-il leur accorder des droits (Boris Cyrulnik [dir.], Si les lions pouvaient parler, Gallimard, 1998) ? Précision. L'animal dont on parle est le plus souvent un chimpanzé, un chien ou un chat, parfois un dauphin. On n'en est pas encore à considérer que le moustique que l'on écrase sans remords est conscient...

Bourdieu (Pierre)

Le dernier survivant des monstres sacrés des sciences humaines. Sa production sociologique n'a pas démérité dans les années 90 - Les Règles de l'art, Seuil, 1992 ; La Misère du monde, Seuil, 1993 ; Raisons pratiques, Seuil, 1994 ; Méditations pascaliennes, Seuil, 1996 -, même si son dernier essai, La Domination masculine (Seuil, 1998), a plutôt déçu. Avec son petit essai Sur la télévision (Liber-Raisons d'agir, 1996), le lancement de la collection Liber, son soutien aux cheminots durant les grèves de décembre 1995, P. Bourdieu est entré de plain-pied dans une nouvelle sphère : celle de l'intellectuel engagé. S'en prenant aux médias (1), à la mondialisation, au néo-libéralisme, il est devenu le porte-parole et le symbole de la « vraie gauche » (« Pour une gauche de gauche », Le Monde, 1996). Désormais, il assume la double casquette de sociologue (dont il s'approprie parfois le label) et d'intellectuel critique, au grand dam de ceux que gêne ce mélange des genres.

(1) Est-ce la raison pour laquelle il n'a jamais accepté de nous accorder une interview, malgré de multiples sollicitations ?

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Cerveau

Nouveau continent pris d'assaut par les chercheurs, le cerveau est exploré sous toutes ses circonvolutions. Les années 90 ont vu l'explosion d'une nouvelle et très vaste discipline : les neurosciences. Bien sûr, dès le début du siècle, les Broca et autres neurologues établissaient les premiers liens entre cerveau et pensée. Mais il a fallu attendre la fin de ce siècle pour assister à un raz-de-marée de découvertes. Différents facteurs favorisent cet essor : d'une part, le paradigme cognitif favorise l'établissement d'hypothèses précises sur les mécanismes des différentes fonctions mentales, comme la mémoire, le langage, la perception. D'autre part, les avancées technologiques d'imagerie cérébrale (scanner, topographie par émission de positons, imagerie par résonance magnétique, potentiels évoqués) permettent de confronter ces hypothèses aux données neurologiques. Certains y voient le retour du réductionnisme biologique. Mais qu'ils se rassurent. Plus les images du cerveau sont précises, plus son infinie complexité se dévoile. Les questions sont énormes, les réponses le seront aussi.

Chaos (théorie du)

De la théorie du chaos, dont on a beaucoup parlé au début des années 90, on aura retenu l'effet papillon : d'une petite cause (un battement d'aile de papillon, un éternuement) peut résulter de grands effets (un typhon à l'autre bout du monde - voir La Théorie du chaos, James Gleick, Flammarion, 1991). En sciences humaines, les tentatives d'applications de la théorie du chaos ont été mineures : les phénomènes boursiers, quelques troubles mentaux et un peu de prospective... Cependant, elles participent d'une mutation épistémologique plus profonde : à une vision déterministe du monde s'est substituée une représentation de la société où l'indéterminisme, le hasard, la contingence et les bifurcations soudaines tiennent une grande place. En somme, on admet comme une évidence que les phénomènes humains ne sont pas soumis à des lois implacables. Le paradoxe est que la théorie du chaos, qui a promu une vision indéterministe du monde, est une théorie mathématique, la plus déterministe qui soit... Les spécialistes le savent bien. Ils la nomment d'ailleurs « théorie du chaos déterministe » (Jean-François Dortier, « Théorie du chaos et sciences humaines », Sciences Humaines, n° 16, avril 1992).

Citoyenneté

Entreprise citoyenne, consommateur citoyen, cybercitoyenneté, écocitoyenneté... rarement la citoyenneté aura tant fait parler d'elle et servi de slogan ou de thème de débat qu'au cours de ces dernières années. Par-delà l'effet de mode, ce regain d'intérêt peut être vu comme un substitut à la « fin des idéologies », ou un effet du déclin des mots d'ordre partisans. Dans les sciences sociales, les débats se sont cristalisés autour d'au moins trois questions : la tension entre la conception formelle de la citoyenneté (définie en termes de droits civils, politiques et sociaux, et de devoirs) et les phénomènes d'exclusion qui menacent de priver le citoyen de ses droits ; la contradiction entre la vocation universelle de la citoyenneté et l'aspiration des individus à voir reconnaître leur appartenance communautaire ou leurs spécificités culturelles (soit l'enjeu du communautarisme et du multiculturalisme) ; les rapports entre citoyenneté et nationalité que l'instauration d'une citoyenneté européenne amène à redéfinir. Plutôt que de déclin de la citoyenneté, c'est l'idée d'une concurrence de citoyennetés d'échelles différentes qui se dégage de ces débats : une citoyenneté locale, une citoyenneté nationale, une citoyenneté supranationale, européenne ou du monde (Fred Constant, La Citoyenneté, Montchrestien, 1998).

Communication

Il faut « Com-mu-ni-quer » ! Des nouvelles technologies de la communication, (Internet, bouquet numérique de télévision, CD-Rom...) à la communication interne des entreprises, de la communication politique à celle du couple, l'idée de communication est devenue une valeur dominante dans les années 80-90. Après la société de consommation, la société de communication. Certains sociologues ont dénoncé cette idéologie de la « communication généralisée » (Philippe Breton, Dominique Wolton, Lucien Sfez, Armand Mattelart). Dans le même temps, les recherches sur les médias, sur les journalistes, sur la communication politique, sur la conversation, ont connu un souffle nouveau. Régis Debray a impulsé une « médiologie » (étude des supports matériels de la diffusion des idées). La communication a même fait une entrée remarquée en philosophie politique : si la raison est en crise, n'est-ce pas sur la communication que doit se bâtir la vie en commun, nous demande Jürgen Habermas (Morale et Communication, Cerf, 1997) ? Témoin de l'intérêt pour la communication, la publication de l'énorme Dictionnaire critique de la communication (2 vol., Lucien Sfez [dir.], Puf, 1993) et l'entrée des sciences de l'information et de la communication dans le giron des sciences humaines (La Communication. Etat des savoirs, Philippe Cabin [dir.], Editions Sciences Humaines, 1998).