Antonio Damasio : La conscience est née des émotions

Il est l'un des auteurs les plus influents de la psychologie mondiale. Après avoir expérimentalement démontré que nous ne pouvons effectuer de choix rationnels sans nos émotions, Antonio Damasio avance une nouvelle théorie radicale : notre conscience n'est pas le produit sophistiqué des régions les plus récentes et les plus évoluées de notre cerveau, mais des plus anciennes, là où naissent... les émotions, justement !
Antonio Damasio est directeur du Brain and Creativity Institute de l’université de Californie du Sud, et professeur adjoint au Salk Institute de La Jolla. En 1994, avec L’Erreur de Descartes, il révolutionnait la psychologie en démontrant que les émotions font partie intégrante de nos processus de réflexion : quand nous pesons le pour et le contre, des « marqueurs somatiques », c’est-à-dire des traces corporelles de nos expériences passées, nous guident à notre insu vers le meilleur choix. Avec son nouveau livre, L’Autre moi-même. La construction du cerveau conscient (Odile Jacob, 2010), Antonio Damasio va plus loin en écrivant que l’émotion, décidément loin de nous rattacher à une forme d’animalité, n’est pas seulement un ingrédient de nos raisonnements : elle serait à la source même de notre conscience.

Votre hypothèse des marqueurs somatiques vous a valu plusieurs récompenses, dont, tout récemment, le prestigieux Prix Honda. A l’origine, n’avait-elle pas pourtant déclenché une certaine hostilité ?

Je ne parlerais pas d’hostilité, mais de surprise. Avant la publication de L’Erreur de Descartes, des collègues se demandaient pourquoi j’étudiais les émotions, qui leur semblaient des phénomènes très simples, animaux. L’un d’eux m’a même dit : « Tout est déjà connu depuis un siècle, au sujet des émotions ! » Tant pis, je devais le faire… Le grand sujet, c’était la raison. Je faisais pitié : « Le pauvre, il est malade… » La théorie a suscité un intérêt graduel : L’Erreur de Descartes se vend plus qu’autrefois, ce qui est contraire aux carrières ordinaires des livres. S’il a fallu quelques années pour que les gens s’en imprègnent, ils acceptent à présent que l’émotion occupe une grande place dans notre comportement. Je pense qu’il en ira de même pour la convergence/divergence, que je défends dans ce nouveau livre. C’est une hypothèse que j’ai émise pour la première fois en 1989, dans un article de la revue Cognition. Elle non plus, à défaut d’hostilité, n’avait pas déclenché d’enthousiasme exagéré… Mais aujourd’hui, de plus en plus d’auteurs s’y intéressent.

En quoi consiste ce mécanisme de convergence/divergence ?

Actuellement, votre cerveau crée une image visuelle de moi, mais aussi une « image auditive », une « image » avec mon nom, une autre avec les connaissances à mon sujet, etc. On peut qualifier ces images de représentations, ou de cartes. Vous allez stocker ces cartes dans des régions radicalement différentes de votre cerveau, sans liaison neuronale directe entre elles. Si demain quelqu’un vous demande : « Alors, vous avez parlé avec Damasio, hier ? », en répondant, vous allez récupérer ces cartes et les relier pour évoquer notre rencontre. Comment vous sera-t-il possible, demain, de penser à moi visuellement, auditivement, verbalement, intellectuellement, et en même temps ? C’est ce qu’on appelle le problème du binding, c’est-à-dire du lien. Je pense que toutes ces informations convergent dans une sorte de code. Les zones neuronales concernées apprennent qu’elles sont apparues au même moment dans votre cerveau. Les connexions sont multidirectionnelles : si quelqu’un vous donne seulement une partie de ce que vous recherchez, par exemple mon nom, la région qui traite cette information va servir d’indice spécifique pour réactiver la configuration globale.

C’est une conception constructiviste de la mémoire, où chaque souvenir n’est qu’une reconstitution plus ou moins précise.

Tout à fait : un souvenir n’est pas un Polaroïd avec du son, c’est une reconstruction. Un psychologue, Bartlett, a déjà avancé cette idée. Or le mécanisme de convergence/divergence que je défends, plausible du point de vue neurologique, permet cette reconstruction. Nous avons beaucoup de données allant dans le sens de cette hypothèse.