Après eux, le déluge ?

À propos des générations, deux attitudes s’affrontent. La première renvoie au mythe de régénération : les vieux s’en vont, les jeunes arrivent pour assurer le renouvellement de la société et de ses valeurs. « Ils sont l’avenir. » Cette vision s’accompagne généralement d’un mépris à l’égard des plus âgés, perçus comme conservateurs et rétrogrades. L’autre posture, opposée, puise dans un imaginaire de dégénérescence. La jeunesse y apparaît comme décadente. Cette représentation existe depuis la nuit des temps, structurée autour des figures archétypiques que sont l’oisif, le narcissique et l’androgyne. On en trouve trace dans nos manières de qualifier les jeunes depuis vingt ans : générations « canapé », « égoïstes », « dégenrées » auraient succédé à la « grande génération » des baby-boomers.

Ces discours alimentent l’idée d’une guerre des générations, dont plusieurs essais récents se sont fait l’écho. Il y a tout lieu de la nuancer. D’abord parce qu’une société n’est jamais si polarisée. Où sont donc, dans cette lecture, ceux qui « balancent entre deux âges », comme chantait Georges Brassens, ni « boomers » ni « millenials », mais adultes et responsables ? Ensuite parce que la catégorie de génération reste mal bornée. Il faut quarante ans pour en faire une, lit-on dans la Bible, le délai d’une traversée du désert, le temps que nos prédécesseurs achèvent de mourir. Où pencher quand on a soi-même 40 ans : du côté des générations montantes ou descendantes ? Beaucoup d’entre nous répugnent à choisir un camp. Nous avons des liens forts avec certains de nos aînés autant qu’avec nombre de nos cadets. On s’aime et on s’aide. Du reste, en vieillissant, se stratifient en nous des époques et des âges différents qui nous donnent le sentiment d’appartenir autant au siècle dernier qu’au nouveau monde. Enfin, il existe un problème intellectuel – et même politique – à fondre les individus au sein de blocs générationnels homogénéisants, alors même qu’il existe au sein de chaque classe d’âge tant de disparités liées aux études, aux ressources, aux cultures, aux épreuves de la vie.

La notion même de « génération » serait-elle alors inapte à rendre compte de la trajectoire des sociétés ? Oui, si elle a vocation à fabriquer toujours plus d’étiquettes (générations boomers, X, Y, Z, Alpha…), à écraser la complexité sous des généralités, à fabriquer des clashs artificiels à une époque où le grand enjeu est plutôt de s’entendre, au double sens du terme. Mais elle mérite considération si elle permet d’interroger notre rapport à la filiation, ce qui s’hérite, se partage, se transmet et s’infléchit à l’occasion de notre passage sur terre. À l’âge d’une crise écologique majeure, le souci est plutôt de savoir ce que nous générons collectivement. C’est l’intention de ce numéro : dépasser l’antagonisme et réfléchir, ensemble, à la chaîne que nous formons.