Notre article sur Ibn Khaldoun (SH n° 355, février 2023) comportait une citation qui a suscité une réaction du professeur Mahmoud Dhaouadi, sociologue tunisien, à laquelle l’auteur de l’article, Raphaël Buisson-Rozensztrauch, diplômé en littérature du Proche-Orient, a bien voulu répondre. Cette citation énonçait : « Voyez tous les pays que les Arabes ont conquis depuis les siècles les plus reculés : la civilisation en a disparu, à l’instar de la population, le sol même paraît avoir changé de nature. » C’est sur l’identification de la cible visée par la critique d’Ibn Khaldoun que porte le débat. Nicolas Journet
Bonjour,
Votre article sur Ibn Khaldoun offre un bon résumé sur ce sociologue arabe du 14e siècle. Mais il y a à redire sur le sens du mot « Arabe » dans cette phrase. Ce mot désigne trois sens chez l’auteur de La Muqaddima : le peuple arabe, les Arabes nomades/bédouins et les Arabes qui sont plus bédouins/sauvages « parce qu’ils vont plus loin dans le désert ». Les deux derniers types d’Arabes sont surtout les produits de leurs milieux de vie. Ibn Khaldoun est en faveur du déterminisme externe (social, écologique, climatique, etc.). La section 2 du chapitre II du Discours sur l’Histoire universelle d’Ibn Khaldoun dans la traduction de Vincent Monteil fait le point sur l’influence du milieu sur les modes de vie des humains. On y trouve une typologie des modes de vie des éleveurs non sédentaires : « Les éleveurs de moutons et de bœufs, comme les Berbères et les Turcs, ne s’enfoncent pas dans le désert. Les Arabes (les bédouins/nomades) vont plus loin dans le désert et sont plus bédouins que les autres, parce qu’ils ne vivent que de leurs chameaux, tandis que les autres ont aussi des moutons et des bœufs. » Cet impact du milieu sur les modes de vie est capital chez l’analyste sociologique Ibn Khaldoun « parce que l’homme est l’enfant de ses habitudes et le produit de sa nature et son tempérament. Le milieu dans lequel il vit remplace sa nature, après être devenu pour lui une donnée de son caractère et la manière de ses habitudes » (V. Monteil, 1967-1968). Par ailleurs, « les différences entre les peuples dépendent de leur genre de vie » (ibid). Cette vision théorique de l’impact du milieu sur le comportement humain permet de comprendre pourquoi Ibn Khaldoun utilise les termes « bédouins » et « sédentaires », et « bédouins » et « plus bédouins », à savoir que plus les individus sont loin du milieu urbain plus ils sont des bédouins (Arabes). D’où le milieu non urbain/bédouin laisse Ibn Khaldoun dire que : « Les bédouins valent mieux que les sédentaires » et « les bédouins sont plus courageux », parce que leur milieu les prédispose à des talents supérieurs à ceux des sédentaires en confrontation physique entre les deux parties. D’où on comprend mieux le sens du mot « Arabes » dans la citation ci-après : « Voyez tous les pays que les Arabes ont conquis depuis les siècles les plus reculés : la civilisation en a disparu, à l’instar de la population, le sol même paraît avoir changé de nature. » « Les Arabes » ne veut pas dire ici le peuple arabe, mais plutôt les bédouins. Cette analyse montre bien que l’auteur de la Muqaddima se sert du terme « Arabe » pour désigner les non-citadins de la population des sociétés arabo-musulmanes. Le terme « Arabe » chez Ibn Khaldoun est un concept sociologique : c’est le mode de vie qui détermine les caractères des types humains. Le consensus sur ce point est souligné fortement à la fois dans la traduction française de Vincent Monteil et la traduction anglaise par Franz Rosenthal.