Vous venez de remporter le Femina essai pour Ethno-roman (1). On pourrait penser que les psychologues sont des écrivains naturels, de par leurs facultés d’analyse, or bien peu se risquent à la littérature. Pourquoi cette réticence, d’après vous ?
Je pense que psychologie et littérature sont incompatibles. Écrire, c’est avant tout écrire des histoires. Tout écrivain a cet implicite en tête. Or, plus on cherche à expliquer, moins on parvient à raconter. La psychologie est un mauvais entraînement pour écrire des histoires. Ce qui se rapproche un peu plus du roman, c’est le rapport d’expertise : les efforts pour restituer un sens à une action incompréhensible, l’analyse des caractères, l’intérêt pour les faits… Tout cela contribue à la rédaction d’une sorte de nouvelle policière. C’est peut-être ce qui m’a rapproché de l’écriture romanesque. Mes premiers romans étaient, malgré tout, chargés d’explications. Au fil du temps, mes fictions ont gagné en dynamisme. Quant à Freud, s’il avait une force de pensée philosophique extraordinaire, il avait aussi des tendances romanesques. C’est un peu un romancier de science-fiction, lui qui a inventé un univers à partir d’indices, de rien, pour ainsi dire… Mais il restait trop explicatif. Par ailleurs, en tant que personne, c’était par excellence un personnage de roman, et pourtant si peu représenté dans les œuvres romanesques, même si je me suis risqué à l’exercice avec Mon patient Sigmund Freud (2).
Justement, parlons de Freud. Vous l’avez découvert à l’âge de 14 ans, il vous a marqué profondément, mais vous écrivez : « Je reste persuadé que Freud est une lecture pour adolescents ». Pourquoi cela ?
Là où Freud est convaincant, c’est dans sa militance pour la libération sexuelle. Et les adolescents évoluent avant tout dans cette problématique. De nos jours, ils vivent moins que jadis dans une atmosphère de répression sexuelle. Ils peuvent trouver un support puissant dans l’œuvre de Freud. Toute la partie de son œuvre que Freud consacre à la psychopathologie, en revanche, c’est quasiment de l’histoire. Ce sont des renseignements précieux sur une certaine catégorie de la population viennoise de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, mais sinon, en tant que théoricien de la psychopathologie, il ne présente plus d’intérêt.
Vous étiez étudiant en sociologie à la Sorbonne lors des évènements de 1968, au milieu de professeurs qui n’éprouvaient pas la moindre curiosité pour le mouvement social en cours…
C’était très étrange. Ma professeure de philosophie, au lycée, m’avait introduit à la lecture de Karl Marx, et je m’attendais à trouver un approfondissement de la pensée marxiste à la Sorbonne. Or, pas du tout ! Le monde bouillonnait, et ces mandarins récitaient des catégories ridicules, dénuées de sens. J’étais suffoqué. Je pense qu’il y a eu un afflux soudain d’étudiants issus du baby-boom, et que l’université n’était pas préparée à les recevoir. Philo, psycho et socio étaient mélangées : nous étions près de 2 000 dans le grand amphi. Et les profs se contentaient de lire leurs livres devant nous ! On sentait qu’ils n’avaient qu’une hâte, c’était que 90 % d’entre nous abandonnent. Du délire ! On ne percevait aucune réflexion sur les métamorphoses de la société qui se déroulaient sous leurs yeux.
C’est sur une barricade que vous avez entendu parler pour la première fois de Georges Devereux…
C’est vrai. Je n’étais pas du tout un « chef », j’étais embarqué sans comprendre ce qui se passait. J’aimais bien me marrer avec les copains, on faisait les zouaves avec les flics, et, sur les barricades, on rencontrait tout le monde, on discutait. Un jour, un condisciple me dit : « Avec tous les intérêts que tu nourris, pour la psychanalyse, pour l’ethnologie… tu connais pas Devereux ? ». Cela m’est resté en tête. J’ai fini par aller le voir en 1969. Il avait une direction d’études à la sixième section de l’École Pratique des Hautes Études, qui n’était pas encore l’EHESS, l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. C’était alors un petit établissement dans un coin, pas très connu.
L’enseignement y était tellement érudit que je ne pouvais assister au séminaire en amateur. Je suis donc revenu voir Devereux deux ans plus tard avec un projet de thèse, sur les communautés sexuelles qui s’étaient instaurées à la suite de Mai 68. C’étaient des lieux d’expérimentation propices à des observations anthropologiques.