« Ma mère est mourante. Avant qu’il soit trop tard, je voudrais que vous m’aidiez à écrire pour elle ce que je n’arrive pas à lui dire.
– Je vous écoute… »
Une demi-heure plus tard, voilà que sonne le téléphone portable de mon interlocutrice : on lui annonce la mort de sa mère. Le texte envisagé sera finalement un éloge funèbre. La dame revient me voir le lendemain, je lui lis le résultat. Elle me dit : « C’est merveilleux, Monsieur », et me prend dans ses bras. C’était ma toute première cliente. Je n’aurais pu rêver d’un travail plus approprié pour financer mes études de psychologie.
J’étais devenu non pas écrivain public mais écrivain privé, ou encore, pour reprendre le nom du réseau auquel j’appartenais, « nègre pour inconnus ». Je consacrais plusieurs dizaines d’heures à écouter les confidences de mes clients en rédigeant de nouvelles pages entre nos rendez-vous. Incestes, fausses paternités, voire substitution d’identité, les secrets de famille étaient légion. Entre autres, j’ai écrit la vie d’une vieille dame qui n’avait réchappé à une impressionnante série de traumatismes, et même à un massacre, que pour se retrouver victime de maltraitance dans une maison de retraite et condamnée à voir mourir à petit feu son mari d’Alzheimer. D’un homme dont la femme est devenue schizophrène après leur mariage. D’un marin qui se savait condamné et n’a pas eu le temps de terminer son récit. D’un sénateur qui m’a fait gommer la moindre allusion à son plus proche collaborateur. D’une jeune femme battue. D’un ancien kidnappé, d’un couple de banquiers globe-trotters, d’un résistant et déporté. D’un militant communiste qui m’a abonné à L’Humanité sans me consulter. D’un papy persuadé de tenir un best-seller parce qu’il enverrait le manuscrit à une jolie chroniqueuse de Laurent Ruquier. D’une mamy qui passait son temps à se curer le nez sous sa perruque. D’une vénérable religieuse…, devant qui j’ai vomi mes huîtres (loin de m’en vouloir, la dame, inquiète, m’a offert son Larousse médical).