Bourdieu contre Dewey

Je dis souvent que la sociologie, c’est un sport de combat. C’est un instrument de self-défense, on s’en sert pour se défendre » 1 : pour Pierre Bourdieu, la pensée critique revêt une dimension martiale. Elle ne vise pas seulement à questionner les idées reçues, comme y incite la philosophie depuis Socrate. En révélant les mécanismes de la domination, elle cherche à parer les agressions dont chacun peut être victime, parfois à son insu. En ce sens, l’esprit critique est davantage qu’une compétence intellectuelle. C’est une posture politique, un geste physique, un combat. « Pour travailler, dit P. Bourdieu, il faut être en colère. »

Tout autre est la position de John Dewey, le philosophe pragmatique qui a inspiré le mouvement américain du « critical thinking ». Pour lui, l’esprit critique relève plutôt du jeu de coopération. C’est une politesse de la pensée, qui fait place à l’autre et prend au sérieux ses arguments, fussent-ils désagréables, pour les passer au tamis de la raison. « Cette attitude implique le réel désir d’entendre plusieurs points de vue, de porter attention aux faits, quelle que soit la source d’où ils proviennent, de reconnaître la possibilité de l’erreur même pour les croyances qui nous sont les plus chères », précise J. Dewey 2.

Qui a raison, qui a tort ? Faut-il considérer l’esprit critique comme dénonciateur ou intégrateur, combat ou coopération ? En réalité, il possède cette double face. Il existe d’ailleurs des points de convergence. Malgré leurs différences, P. Bourdieu et J. Dewey font de l’esprit critique le cœur de notre faculté de penser, le geste interrogatif qui impulse toute enquête de vérité. Ils s’accordent aussi sur son caractère dynamique : il faut un continuel travail sur soi pour mettre à distance ses propres biais. Ils nous enseignent enfin que l’esprit critique a besoin des autres : qu’on « pense avec » ou qu’on « pense contre », on ne pense jamais seul. La rationalité a besoin de se mesurer à une altérité. Elle n’est pas l’habileté solitaire à laquelle la psychologie la réduit parfois. C’est une compétence relationnelle, qui exige de l’information, de la pédagogie et du débat.

L’enjeu n’est pas seulement d’explorer la vérité ; il est de préserver notre liberté. En France, nous ne sommes plus au temps où la religion imposait son joug et le politique muselait les dissidents. Mais il existe un danger quand l’exercice du débat fait place au relativisme des opinions, quand la critique se crispe en défiance généralisée, quand les vérités factuelles se retrouvent au même plan que les préjugés. Ce grand brouillage favorise toutes les stratégies de mainmise idéologique. Adopter une attitude de résistance et diffuser de solides outils intellectuels relèvent alors de l’urgence. Oui, l’esprit critique est une discipline exigeante, à exercer vis-à-vis de soi et avec les autres. 

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