En 1985, la compagnie Albrás construit sur la commune de Barcarena, à 40 km de Belém, au nord de la région amazonienne, une immense usine d'aluminium. L'usine, dont la partie brésilienne a été privatisée en 1997, est le fruit d'un joint-venture nippo-brésilien. Son installation s'inscrit dans le cadre de la politique gouvernementale de grands projets industriels dans les Etats du nord du Brésil, en vigueur depuis les années 70 1. En 1999, elle emploie plus de 2 000 employés.
Cette implantation, dans une zone naturelle à habitat rural, va entraîner une recomposition massive du territoire. Comment cette construction territoriale va-t-elle s'articuler avec le développement économique, les dynamiques sociales et les projets collectifs des populations ? Cet exemple offre un excellent théâtre d'observation pour analyser les relations entre l'organisation du travail et les logiques territoriales 2.
L'habitat, reflet de la structure de l'entreprise
L'établissement de cette unité industrielle a eu pour première incidence de bouleverser l'habitat naturel des populations autochtones. La population rurale, composée de pêcheurs et d'agriculteurs qui pratiquaient la cueillette et une agriculture de subsistance, a été chassée de ses terres et s'est vue octroyer par l'usine l'usufruit - et non la propriété - d'un lopin de terre dans deux assentamentos (colonies) montés par l'entreprise. Sans formation et sans financement approprié pour faire tourner leur exploitation, ces « nouveaux » agriculteurs ont dû se lancer dans la production de légumes et de fruits pour les consommateurs que sont les travailleurs et cadres du sud du pays, récemment arrivés dans la région. Or, ils n'étaient pas habitués à cultiver ces nouvelles denrées (tomates, salades, etc.) et la population originaire de la région n'était pas non plus accoutumée à les consommer ; son alimentation quotidienne étant faite de manioc, de farine, d'açaí3. En outre, l'absence d'infrastructure pour acheminer des produits périssables vers Belém, où les pratiques culinaires sont plus sophistiquées, rendait la survie de cette population déracinée des plus précaires.
Aujourd'hui, dix ans après, la plupart des paysans de l'époque ont abandonné leur parcelle et quitté la région. L'usine a modifié sensiblement le paysage économique originel. La richesse créée localement - plus d'impôts locaux recueillis, plus de taxe professionnelle, etc. - a entraîné son cortège de déséquilibres. La pollution des fleuves provoquée par l'industrie nuit gravement à l'activité des pêcheurs, l'habitat naturel des populations autochtones s'est transformé, causant des changements dans leur alimentation, pas toujours à leur avantage. L'usine a drainé les populations des communes voisines et de la grande ville de Belém. Ceux qui ne voulaient pas faire plus d'une heure de transport par jour, en bateau et en bus, avaient la possibilité de résider dans l'un des villages créés par la firme. Les travailleurs de l'usine, désireux de s'installer à proximité de leur travail, ont pu louer leur logement à l'entreprise. Mais cette dernière projette sur le territoire la hiérarchie existant dans l'usine, les plus nantis allant habiter la Vila dos Cabanos, les autres se contentant de logements plus simples, plus éloignés de l'usine. Le réaménagement du territoire provoqué par l'usine, soucieuse de sa politique de communication auprès des populations mobilisées, n'a pas empêché l'apparition de différentes strates : d'un côté, l'usine ; de l'autre, la Vila dos Cabanos, zone résidentielle construite par l'entreprise, qui fait figure de lieu privilégié de par les conditions salubres et agréables de vie (espace entretenu, propre, etc.) et les anciens villages qui ont crû de façon désordonnée avec l'industrialisation de la région. Ces villages hébergent bien souvent des favelas et un habitat des plus précaires, ainsi que des assentamentos, créés de toute pièce et dans lesquels est venue s'installer la population rurale expropriée par l'entreprise. Les villages ont vu leur population s'engorger des travailleurs qui espèrent un jour être embauchés à l'usine, ou de ceux qui en ont été licenciés après la phase de construction, ou encore des sous-traitants et commerçants qui arrivent à grappiller quelques fruits de la richesse distribuée par l'usine.