Ce qu'ils vivent, ce qu'ils écrivent

Ce qu’ils vivent, ce qu’ils écrivent. Mises en scène littéraires du social et expériences socialisatrices des écrivains. Bernard Lahire (dir.), Les Archives contemporaines, 2011, 570 p., 39,50 €

La sociologie s’est tôt posé la question : que faire des écrits des romanciers ? Faut-il y voir des descriptions, parfois subtiles, du monde social ou de simples fables qui n’entretiennent avec le réel qu’un très lointain rapport ? Réunis sous la houlette de Bernard Lahire, seize sociologues et historiens s’emparent du sujet pour se défaire de la question précédente : ils lui préfèrent la stratégie de la biographie. Il s’agit, autrement dit, de prendre le roman et son auteur comme des objets d’étude et d’essayer de mettre en évidence les principaux schèmes de perception du monde que ceux qui écrivent mobilisent dans leurs récits. Ces façons de percevoir, et donc de narrer, ont un lien évident avec la vie des auteurs, ou plus exactement avec les différentes socialisations (familiales, scolaires, politiques, religieuses…) qui les ont forgés comme êtres sociaux. Sans que l’on puisse jamais tenir le roman pour un pur reflet de ce que vit son auteur ou même de ce qu’est la société qu’il nous montre, il faut, selon nos auteurs, considérer, pour comprendre un roman, comment celui qui le fabrique a lui-même été fabriqué. L’exercice en l’occurrence porte sur des romanciers d’hier et d’aujourd’hui dont le trait commun est d’entretenir un rapport tourmenté avec le monde social (choix que l’on pourrait discuter). Plusieurs types d’expériences massives apparaissent à la lecture des monographies : celle des transfuges de classe qui vivent douloureusement leur mobilité (John Fante, Paul Nizan, Jack London, Jules Vallès), celle d’une transformation des dispositions sociales premières (Stendhal, Assia Djebar, Émile Zola), celle des décalages entre l’auteur et son monde (David Lodge, Amélie Nothomb), celle du déclassement (Albert Cohen, Howard P. Lovecraft) et celle, enfin, de l’impossible rencontre entre les classes dont peut témoigner l’écrivain (Marguerite Duras, Paula Fox). Deux chapitres sur les formes de représentation du social avant l’ère du roman social viennent clore ce livre. Bien qu’elles s’inscrivent dans une trame commune, toutes les contributions peuvent se lire de façon autonome, au plus grand plaisir du lecteur qui découvre à chaque fois combien les ressorts d’une vie peuvent compter pour nourrir ce que, habituellement et maladroitement, l’on nomme l’inspiration.