Charles Gardou : Le handicap au risque des cultures


Vous écrivez que le handicap a toujours été présent, dans toutes les cultures, mais que les regards portés sur lui sont variables. Peut-on néanmoins cerner quelques grandes conceptions ?

Il n’existe en effet, sur notre planète, ni époque ni lieu où, sous des formes variées, le handicap ne se manifeste pas. Cette expression de la fragilité, universellement présente dans le temps et dans l’espace, est susceptible d’affecter toute la chaîne du vivant. Ici ou là-bas, nul n’y échappe. Mais chaque culture a des manières singulières d’esquiver, de compenser, de conjurer ou d’évacuer cette réalité. Aussi, partout et toujours, les hommes, façonnés par leur culture, ne cessent-ils de chercher des explications. Cette quête donne lieu à un cours tumultueux de représentations collectives, avec leurs grandeurs et à leurs misères.
C’est à cela que je m’intéresse : à ces productions culturelles, qui déterminent la vision du handicap et nourrissent les comportements comme les pratiques. Elles varient d’une culture à l’autre : elles ont en quelque sorte une histoire et une géographie.
Il ne s’agit pas, bien sûr, de nier la réalité objective des déficiences physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’ordre congénital ou acquis, susceptibles d’engendrer un handicap, mais d’admettre que ce dernier procède d’un canevas culturel, hérité, façonné et tramé d’éléments historiques, sociaux, relationnels, religieux, économiques et politiques. Le handicap, au sens de Marcel Mauss, est un phénomène social total qui ne peut s’appréhender qu’en situation. Cependant, par-delà les discontinuités, les dissemblances culturelles, quelques grandes conceptions apparaissent.
Le handicap est parfois considéré comme une réalité isolable ; un mal en soi, une altérité, une entité étrangère, pathogène, lésionnelle. Il serait possible de repérer cet « être anonyme» entré « quelque part », par effraction. C’est ce que reflètent, de manière dépréciative, certaines expressions argotiques concernant les désordres comportementaux, comme « être dingue ». Cette conception organiciste, anatomique et localisatrice, issue du modèle bio-médical, cantonne le handicap à une lésion et commande un rapport exclusif au corps.
Parfois, le handicap peut être vu comme une altération, un déséquilibre ; comme la conséquence d’une relation dysharmonieuse, perturbée, déréglée entre la personne et son milieu. Le processus d’amélioration passerait alors par une rééquilibration relationnelle. Je songe ici aux communautés kanakes de Nouvelle-Calédonie, où les interprétations du handicap sont toujours relationnelles. On attribue le désordre qu’il représente à des ruptures, volontaires ou involontaires, de l’équilibre relationnel entre la personne, sa famille, sa communauté (dont les morts et les esprits sont membres à part entière) et le cosmos. C’est également vrai en pays amérindien de Guyane intérieure, où les communautés de la forêt ombrophile amazonienne ont conservé leurs principes ancestraux dans leur rapport aux aléas de vie et à la solidarité des destins de toutes les créatures humaines, animales, végétales et minérales. A l’instar de la maladie, de la malchance, d’un excès de pluie ou de soleil, le handicap est également à leurs yeux le signe d’un équilibre perturbé.