Charles, Rafa et nous

En cet automne 2022, trois rois ont pleuré à la face du monde. Charles III, à l’aube de son règne, a laissé son regard se brouiller lorsque le Parlement britannique a entonné God Save the King. Roger Federer et Rafael Nadal, titans du tennis à leur crépuscule, ont offert l’une des plus saisissantes images de l’histoire du sport. À l’heure des adieux publics du champion suisse, les deux rivaux sont apparus main dans la main, les yeux perdus dans le vague, le visage baigné de larmes.

Que signifient ces larmes publiques ? « D’une certaine manière, une partie de ma vie a également disparu », a précisé R. Nadal, touché au cœur par la retraite sportive d’un adversaire qui a façonné en miroir sa carrière. « J’ai ressenti le poids de l’histoire », a affirmé Charles III. La philosophie nous incite cependant à la prudence. Aucune justification n’épuise la vérité d’un sanglot. « Pleurer, écrivait le philosophe Jean-Louis Chrétien, c’est toujours dire l’indicible. » L’émotion est trouble. Elle n’est pas la passion – subie par le corps –, ni le sentiment – déjà structuré par la raison. Derrière les larmes de Charles, Roger et Rafa, il y a certes la perception d’une rupture biographique et historique, mais aussi un tumulte de vents contraires : le ravissement et la mélancolie, l’altruisme et l’introspection, le sentiment océanique de la grandeur et celui de l’irréversible, le deuil et la consolation.

Ces larmes nous révèlent autre chose : sans tambour ni trompette, nous avons changé collectivement de régime affectif. Hier encore, les grands hommes ne pleuraient pas, sinon par calcul. La rationalité et l’autocontrôle étaient érigés en vertus cardinales, au nom d’une norme d’impassibilité issue de la société de cour. Cette civilisation de la maîtrise s’est fissurée. Désormais, les larmes des héros irriguent leur gloire. L’hypersensibilité se conjugue au masculin. Les politiques expriment leurs affects, parfois bruyamment. Les sciences humaines sont au diapason : tout un champ de recherche s’est structuré, après les travaux pionniers de Ronald de Sousa et Antonio Damasio, pour revaloriser le rôle des émotions, indispensables pour penser et agir.

Juste retour des choses ? Dans l’Antiquité, les héros pleuraient. Achille, le combattant de l’Iliade, avait du « cœur » : il tirait sa vaillance de ses larmes autant que de ses armes. En nous faisant don de leur émotion, nos trois rois mettent à nu la part la plus puissante de notre humanité : notre capacité commune à être touchés par la vie. Nous ne sommes pas seuls à vibrer et vaciller, mais huit milliards d’humains, par-delà les modulations de l’histoire et de la culture, unis par la sensibilité. 

publicité