Christophe Regina : La violence des femmes, un tabou social

Des insultes aux coups, en passant par le vol, la pédophilie, l'infanticide, la violence féminine est plus fréquente qu'on ne veut bien le croire. Dans La Violence des femmes. Histoire d’un tabou social (Max Milo, 2011), Christophe Regina, professeur d’histoire à l’université Aix-Marseille I, analyse le phénomène et notre répugnance à l'évoquer.

Pourquoi avoir choisi de faire porter vos travaux sur ce thème ?

En travaillant sur la prostitution à Aix-en-Provence au XVIIIe siècle, j’ai été frappé de constater que les femmes accusées d’être des prostituées étaient violentées essentiellement par d’autres femmes. En exploitant les fonds judiciaires, j’ai vu exploser une violence féminine dans des proportions que je ne soupçonnais pas : la moitié des 14 000 procédures du XVIIIe siècle sur lesquelles je travaille aujourd’hui impliquent des femmes. La violence du quotidien ne se limitait pas à de rares infanticides ou empoisonnements mais s’étendait aux insultes, aux coups, à l’usage d’armes blanches, et même à des violences sur soi. Les suicides ne sont alors pas rares : on se tranche la gorge, on se défenestre, on se pend. Dans les représentations collectives, la violence féminine est extrêmement ponctuelle, voire inexistante, mais ce n’est pas le cas, loin de là. La violence féminine est une constante historique que l’on cherche à travestir, à minimiser. Notre société des médias la rend plus visible. Le revers de la médaille est de surexposer des types précis de violence comme l’infanticide ou l’empoisonnement, en taisant, sauf exception, la pédophilie ou d’autres violences au quotidien, beaucoup plus fréquentes. On stigmatise une violence ponctuelle en niant toutes les autres.

Pourquoi cette question de la violence féminine est-elle un phénomène tabou ?

De tous temps, on a cherché à minimiser la violence des femmes, qui n’a été reconnue que dans des figures comme les sorcières, empoisonneuses, infanticides… L’exercice de la violence, depuis l’époque des chasseurs-cueilleurs, incombe aux hommes, et consciemment ou non, notre société applique toujours une répartition sexuée des rôles : pour que la société fonctionne, chacun doit rester à sa place. Si une femme exerce la violence, on va donc la singulariser en disant qu’elle a changé de nature. Jeanne d’Arc se battait « comme un homme » ; dès qu’une femme réussit un exploit sportif ou prend les armes, c’est une « amazone » ; dans le Dahomey du XIXe siècle, une armée féminine choquait et fascinait les observateurs étrangers, dont le premier réflexe était de les viriliser en les décrivant comme hommasses, avec des voix rauques… De même, en général, dans les cas d’infanticide féminin, on a tendance à focaliser son attention sur la mère, sans prendre en compte l’implication du père, qui n’est pourtant pas toujours négligeable : là encore, la société réifie les femmes en soulignant qu’elles ont fait une entorse à la fonction maternelle. Certes, on tolère mieux la violence féminine quand elle semble celle, désespérée, d’une victime qui s’oppose à son agresseur. Des chercheurs canadiens ont cependant montré qu’on a pu relaxer des femmes ayant supprimé leur mari sous couvert de défense : il existe des formes de violence totalement gratuites, voire instrumentalisées ou préméditées. Mais là aussi, on a du mal à apprécier le phénomène dans la mesure où les chiffres sur la question sont quasiment inexistants. Mon travail pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Le thème de la violence des femmes n’en est qu’à ses débuts.