Jacques Derrida ne s'est pas fait connaître, initialement, pour sa pensée politique. Il a déjà publié plusieurs oeuvres majeures lorsqu'il vient à la développer, à partir de la fin des années 70, parallèlement à ses initiatives d'organiser les Etats généraux de la philosophie (1979) et de créer le Collège international de philosophie (1983). Les thèses que J. Derrida défend en politique et en matière d'enseignement vont d'ailleurs souvent de pair. Ainsi, en soulignant que le processus d'extension de la démocratie met en danger le principe de souveraineté des Etats, il fait écho à son propre rejet du modèle souverain pour penser l'enseignement et la structure de l'université. En outre, à partir de ce moment, la question politique demeure toujours présente dans sa réflexion. De manière générale, elle s'avère étroitement solidaire des autres dimensions de son oeuvre.
Lire la pensée politique de J. Derrida implique de tenir compte du contexte international dans lequel elle est élaborée. Ainsi Voyous1, publié en 2003, a pour arrière-plan l'action des Etats, en premier lieu des Etats-Unis, qui mènent, au nom du droit international, des opérations militaires qui violent les principes élémentaires de celui-ci et servent avant tout leurs intérêts propres. Mais dans le même temps, cette pensée politique s'enracine dans la philosophie de J. Derrida et reprend ses concepts clés.
Parmi les fils rouges que l'on peut suivre pour aborder la pensée politique de J. Derrida figure celui de son rapport complexe au projet démocratique des Lumières. D'une certaine manière, il en assume l'héritage 2. Ses thèmes privilégiés de questionnement sont en effet la démocratie, l'humanité, le cosmopo-litisme, l'hospitalité : tous ont fait l'objet d'une problématisation nourrie au xviiie siècle ; il reprend également à son compte la relation étroite que certains philosophes des Lumières, Emmanuel Kant en tout premier lieu, ont établie entre politique et morale.
La violence de l'acte fondateur
Mais J. Derrida n'est pas un héritier docile. Comme il l'a d'ailleurs suggéré à propos de Spectres de Marx3, la filiation à un auteur, à une pensée est d'une nature ambivalente et la fidélité implique peut-être un certain degré d'infidélité 4. Le concept de démocratie est donc retravaillé, discuté, déconstruit dans différentes directions. J. Derrida s'attache tout d'abord à dénoncer certaines mystifications, à commencer par celle des « grands commencements ». A propos de l'acte de la fondation, il rappelle inlassablement la violence du moment instituant la communauté politique : c'est une « vérité irrécusable » que ce moment est antérieur à la loi et à la légitimité qu'il instaure. Cela vaut pour toute institution étatique, quel que soit le régime politique adopté, et pour la démocratie en particulier qui ne saurait, sur ce point, prétendre échapper à l'accusation de colonialisme : « Avant lesformes modernes de ce qu'on appelle, au sens strict, le "colonialisme", tous les Etats (j'oserai même dire, sans trop jouer sur le mot et l'étymologie, toutes les cultures) ont leur origine dans une agression de type colonial 5. » Rappeler ce temps hors la loi au sens le plus littéral du terme, c'est rompre l'amnésie organisée dont il fait l'objet et mettre le doigt sur le colonialisme propre à tout Etat.
La démocratie a ses emblèmes : liberté, égalité, fraternité. Le premier d'entre eux, la liberté, fait l'objet d'un regard critique dans « Foi et savoir » puis dans Voyous. Soutenant qu'il n'y a pas eu jusqu'à ce jour de pensée philosophique de la liberté propre à la démocratie, il suggère la nécessité de déprendre le concept de liberté du paradigme immunitaire : l'idée selon laquelle nous serions d'autant plus libres que nous serions protégés des atteintes d'autrui, noyau de la conception négative de la liberté qui prévaut aujourd'hui dans les démocraties libérales, est une illusion que J. Derrida s'attache à détruire, proche en cela des interrogations du philosophe italien Roberto Esposito 6. Il faut construire, insiste-t-il, un autre concept de la liberté démocratique qui n'implique pas une méfiance essentielle à l'égard d'autrui. A l'inverse, il faut tout autant se méfier des mystifications communautaires. La thématique de la fraternité n'est pas épargnée : Politiques de l'amitié 7 cherche ainsi à déconstruire la prévalence de la figure du frère dans le droit, l'éthique et la politique, et à mettre en évidence les dangers que recèle le modèle de la relation fraternelle lorsqu'il est appliqué aux membres d'une démocratie.