Les productions écrites et orales qui ont marqué le centième anniversaire de Claude Lévi-Strauss ont souvent préféré saluer en lui le philosophe, le moraliste et l’écrivain stylé plutôt que le fondateur de l’anthropologie structurale. Au risque, parfois, de reprendre les mêmes citations. L’enquête de Wiktor Stoczkowski constitue, en revanche, une contribution très originale et érudite à la connaissance des idées qui ont nourri l’exceptionnelle vitalité de l’œuvre de C. Lévi-Strauss. Et ce n’est pas que cela : c’est aussi, comme nous le verrons, une leçon de méthode. Au départ, il y a ce léger mystère : comment C. Lévi-Strauss, auteur en 1952 d’une conférence contre le racisme et l’ethnocentrisme très applaudie à l’Unesco, a-t-il pu, neuf ans plus tard, être soupçonné de communautarisme droitier ? Tirant ce fil, W. Stoczkowski entreprend de mettre au clair les convictions morales, sociales et politiques auxquelles a pu adhérer C. Lévi-Strauss tout au long de sa carrière. Ont-elles changé et si oui, comment et pourquoi ? Sont-elles restées les mêmes depuis que, dans les années 1920, jeune philosophe, il s’enthousiasmait au projet d’une révolution certes socialiste, mais à la mode d’Henri de Man, plus éthique que politique et au fond peu marxiste ? Il s’avère, en fait, selon W. Stoczkowski, que les écrits et les dires de C. Lévi-Strauss témoignent d’une grande constance, non dans leur détail, mais par la vision du monde et les dispositions qu’ils recèlent : confiance dans la nature, haute idée du rôle du savoir, des arts et des lettres, dégoût des appétits matériels et de l’égocentrisme, espoir d’une transformation morale à venir. Bien sûr, au fil du temps, leur dosage et leurs objets ont pu varier : entre l’étudiant « demaniste » et le professeur au Collège de France, il y a eu des déceptions politiques, la guerre et les Nambikwaras. Au Brésil, C. Lévi-Strauss a éprouvé la malignité d’une civilisation – la sienne – dont, par ailleurs, il admire tant les œuvres. L’horizon de sa compassion s’est élargi, celui de ses attentes s’efface, et ce mouvement est à peine freiné par son engagement au sein de l’Unesco. En 1971, C. Lévi-Strauss ne croit plus que l’éducation pour tous soit un impératif : devant la menace d’uniformisation du monde, il affirme que les cultures menacées ont le droit de s’en protéger, quitte à se fermer. Quant au mal qui les affecte, il ne lui assigne plus une origine politique, mais une cause objective : la surpopulation. De là à l’accuser de malthusianisme, il y a erreur : rien n’est darwinien chez C. Lévi-Strauss, qui professe un « humanisme généralisé » étendu à l’ensemble du VIvant.
Pour W. Stoczkowski, derrière ce que la méthode structurale peut avoir de neutre, la pensée de C. Lévi-Strauss est mue par une philosophie morale. Elle associe la dénonciation d’un « mal » (la civilisation bourgeoise, puis simplement moderne) à l’attente d’un « bien », celui d’une humanité qui fasse retour à une nature plus altruiste et modeste. Est-ce une métaphysique ? L’auteur, quant à lui, préfère l’appeler (à la mode ethnographique) une « cosmologie », doublée – dans ses débuts du moins – d’une « sôteriologie », c’est-à-dire d’une attente de rédemption, posture largement distribuée chez les intellectuels d’entre les deux guerres mondiales. Et là réside une partie de la leçon de méthode : la cosmologie de C. Lévi-Strauss, aussi singulière et novatrice soit-elle, n’en est pas moins inscrite dans une histoire collective, celle du xxe siècle, découvrant, derrière le mythe du progrès, les artifices de la modernité et ses conséquences désastreuses. Saluons le travail d’archives qui, dans ce livre, jette un éclairage enfin efficace sur ce que jusqu’à présent l’on pensait n’être qu’une série d’ellipses dans la pensée du maître.