Claude Quétel : « On a toujours peur du grand méchant fou ! »

Déjà codirecteur d'une histoire de la psychiatrie, Claude Quétel publie aujourd'hui une Histoire de la folie (éd. Tallandier). Il y prend le contrepied de Michel Foucault, tout en tirant un bilan extrêmement critique de la psychiatrie.

Pourquoi vous être intéressé à l'histoire de la folie, et non plus seulement de ceux qui prétendent la soigner ?


J'ai commencé ma carrière par l'histoire de l'enfermement. Pour ma thèse, j'ai eu accès aux archives de l'hôpital du Bon Sauveur, de Caen, qui était encore le troisième asile de France au début du XXe siècle. J'ai ainsi consulté les registres médicaux de 19 000 malades, sur lesquels j'ai effectué une recherche novatrice pour l'époque (nous étions à la fin des années 1970), à la fois quantitative et pluridisciplinaire (je travaillais avec des psychiatres). Mon champ d'investigation s'est étendu du seul problème de l'internement à la psychiatrie en général, et sur une longue période afin de mieux apprécier les évolutions significatives. C'est ce travail qui a notamment donné naissance à la publication de la Nouvelle histoire de la psychiatrie (Privat, 1983), que j'ai dirigée avec le Dr Jacques Postel. Après avoir beaucoup publié sur le sujet, j'ai bifurqué pour devenir directeur scientifique du Mémorial de Caen. Pour une histoire de la folie sur la longue durée (« de Ramsès II à mardi en huit », comme disait Pierre Dac), dépassant elle-même l'histoire stricto sensu de la psychiatrie, il me fallait deux ans de rédaction à temps plein. J'ai donc attendu ma retraite, d'autant qu'entre-temps personne d'autre n'avait essayé de dépasser le travail de Michel Foucault, qui occupe tout le paysage...

 

Vous prenez justement vos distances avec ce que vous appelez « l’évangile selon Foucault », en contestant sa thèse du « Grand Renfermement ».


Il est impossible d'écrire une histoire de la folie sans en référer pour ou contre Foucault. Ce serait plus qu'un crime : une faute ! Mais en effet, je ne suis pas du tout d'accord avec lui. Il ne prétendait pas écrire une histoire de la folie, mais mener une réflexion sur l'irruption conceptuelle de la folie lors du soi-disant Grand Renfermement. Or ce dernier n'est aucunement un artefact surgi au détour de 1656, comme il le prétendait. La volonté d'enfermer les mendiants, les errants, est certes un peu plus appuyée sous Louis XIV, mais elle existe de longue date. Elle s’est toujours soldée par un échec, et ce sera encore le cas à l’âge classique. En effet le pouvoir royal essaie, toujours en vain, de lutter contre les innombrables mendiants valides ("mauvais" pauvres, vrais ou faux infirmes, mendiants hypocrites, faux pèlerins de Compostelle, etc.), perçus comme des parasites et des paresseux, insultant la morale chrétienne et menaçant la sécurité de par leur nombre même. Il s’agit de les enfermer pour les obliger à travailler. Dès le règne de François Ier, les enfermements se succèdent ou plutôt les tentatives car les moyens manquent. Au bout d'un certain temps les valides qui ne sont pas encore évadés sont relâchés. Et manque de chance, qu'est-ce qui reste ? Des invalides, des infirmes : aveugles, éclopés de toutes sortes, vénériens, enfants, « vieillards décrépits » comme on dit alors... Parmi eux, on trouve aussi des fous. Mais à la fin de l'Ancien Régime, à la Salpêtrière et à Bicêtre, ces « insensés » représentent au maximum 10 % des enfermés invalides. Cela n'a donc rien à voir avec une visée spécifique de la folie. Ces fous ont émergé d'eux-mêmes. Et comme les fous enfermés coûtent plus cher, puisque leur lit est occupé indéfiniment, le souci du pouvoir dès l'Ancien Régime n'est absolument pas de les attraper, mais de les relâcher ! Tâche très difficile, parce que personne n'en veut. Bien sûr, l'âge classique aime la Raison. Mais le pouvoir se moque complètement de la déraison ! Les demandes d'internement proviennent des familles dans 98 % des cas, et non des autorités en place. Le multiplicateur de l'internement, ce n'est en aucun cas le régime, bien au contraire... Dans l'après Révolution, le problème reste complet. La psychiatrie va naître justement à cause de ce fond résiduel des fous enfermés qui pose un problème d'assistance : il faut attendre que l'horizon politique se calme un peu, ce qui nous mène à 1838 et la loi sur les aliénés.