A l'heure d'Internet et du virtuel, que devient notre rapport à l'espace physique ? N'est-on pas en train d'assister à une transformation de ce rapport comparable à celle créée par l'automobile ? En particulier, la révolution des télécommunications et de l'Internet 1 ne porte-t-elle pas à son comble le processus de dislocation des lieux amorcé par la révolution des transports depuis la deuxième moitié du xixe siècle ? Internet, ce vaste théâtre technologique, serait ainsi comme l'envers du théâtre classique qui avait sacralisé l'unité de lieu, de temps et d'action.
Rien ne semble en effet devoir arrêter la déterritorialisation des lieux de travail, de consommation, de loisirs et de sociabilité provoquée par l'abaissement des coûts de communication et l'enrichissement des formes de télécommunication (la voix, mais aussi le texte, l'image...). Ainsi, toute activité paraît pouvoir être conduite à distance : le travail est censé se transformer en télétravail, l'entreprise en un réseau virtuel, l'hypermarché en cybermarché, l'enseignement en télé-enseignement, la santé en télé-santé... La perspective d'un cybermonde généralisé alimente autant les espoirs intéressés des vendeurs (de plates-formes électroniques, de services en ligne...) que les craintes de nombreuses personnes de perdre tout contact humain direct.
Mais, comme on le sait, l'imaginaire qui accompagne les bouleversements technologiques se réalise rarement. Produit de la fascination pour la technologie, il manifeste surtout notre incapacité à anticiper les transformations à venir. Faute de points de repère, le monde futur n'est que la projection des milles et une merveilles de la technologie : ainsi nous décrit-on un monde d'individus en communication permanente qui, tout en bénéficiant d'une conduite assistée par satellite sur des routes intelligentes, surferont sur le web à l'aide de terminaux multi-usages, permettant d'envoyer un mail accompagné d'un bouquet de fleurs virtuelles, de réserver sans délai une place de théâtre ou de télécharger un livre. Caricature ? Pas sûr, tant le discours qui nous est aujourd'hui présenté converge vers le mythe d'une mobilité et d'une déterritorialisation absolues.
Une communication « au loin » ou de proximité ?
La difficulté est évidemment que les transformations spatiales induites par les réseaux de télécommunication sont à peine esquissées. Essayons de les anticiper à partir des données les plus récentes dont nous disposons.
Pour commencer, il ne faut pas se laisser abuser par le préfixe « télé » du mot télécommunication. Celui-ci signifie bien « au loin », mais rappelons que l'essentiel (70 %) du trafic de télécommunication est constitué par les communications non seulement locales mais encore entre proches.
Rien d'étonnant à cela : plus nous sommes physiquement proches les uns des autres, plus nos rencontres sont fréquentes, plus nous avons des raisons de nous téléphoner. Il faut donc cesser d'assimiler « télécommunication » et communication « au loin », ne pas oublier que les télécommunications peuvent servir à nouer des relations de proximité. Loin d'être l'instrument froid d'un espace sans frontières peuplé d'individus rivés à leurs claviers et à leurs webcams, Internet peut être le support de la reconquête d'une sociabilité de voisinage. Le discours technologique nous appâte avec la possibilité de nous connecter en pleine nuit avec un inconnu de Singapour 2. Ce n'est pas sans intérêt, mais il est vraisemblable qu'Internet servira tout autant à rompre l'anonymat des grands ensembles et la solitude des villes ou des campagnes en favorisant la rencontre associative ou l'offre de services de proximité.
Internet est certes le lieu de vastes communautés virtuelles où s'échangent et se structurent des opinions mais, à l'exception d'une minorité de gens (très fortement représentée chez les premiers utilisateurs) qui en font une sorte de cadre existentiel, la plupart des utilisateurs ne voient dans ce réseau qu'un canal complémentaire de communication.
Les télécommunications donnent l'impression de pouvoir s'affranchir totalement de l'espace. La mobilité des hommes et des marchandises rencontre des limites, car elle repose sur des flux physiques et implique des coûts même s'ils ont fortement baissé. Tandis que la mobilité des informations apparaît sans limite, car de nature immatérielle, et sans coût en raison de l'impressionnant progrès technologique (la concentration du trafic sur des artères à haut débit rend le coût de transmission entre villes ou entre continents dérisoire).
Une force de dispersion ou d'agglomération ?
On en a souvent tiré une conclusion hâtive : puisque l'espace est si facile à franchir, il est possible que des activités, notamment les activités intensives en information et en connaissance, s'implantent dans des régions ou zones restées à l'écart du mouvement d'industrialisation. Autrement dit, les télécommunications dans le contexte d'une économie de plus en plus immatérielle redonneraient une chance aux régions périphériques, par exemple celles au climat ou au paysage agréable et à l'environnement préservé. Elles permettraient ainsi de combattre les tendances à la polarisation et à la métropolisation croissantes.