Vous avez consacré une partie de vos travaux à l’élucidation des « crises de la démocratie ». Quelles sont les crises majeures que les démocraties ont dû affronter au XXe siècle ?
La démocratie a traversé deux grandes crises de croissance.
Le premier cycle de crise commence autour de 1880. Il coïncide avec une avancée majeure du principe démocratique : il accompagne la victoire du principe du suffrage universel partout en Europe, après des batailles très vives. Mais corrélativement à cette avancée, les régimes représentatifs traversent une crise profonde, sous deux aspects. Au plan politique, les gouvernants peinent à gérer l’irruption des masses en politique. Le parlementarisme devient alors l’objet de virulentes attaques, venant de tous bords. Au plan social, on assiste à l’organisation du mouvement ouvrier, qui suscite en retour l’émergence d’un conservatisme radical, le nationalisme. Cette période voit ainsi simultanément la victoire de la démocratie et la contestation de son principe politique, au nom d’idéologies révolutionnaires d’extrême droite et d’extrême gauche. La guerre de 1914 aura des effets démultiplicateurs sur cette crise et la série des régimes totalitaires apparaîtra dans son sillage : le bolchévisme, le fascisme italien, puis l’hitlérisme, à la faveur de la nouvelle crise économique sur laquelle culmine ce cycle en 1929.
Le second cycle de crise s’ouvre à partir du milieu des années 1970. Il se situe aux antipodes du premier, bien qu’il combine comme lui avancée et ébranlement de la démocratie. L’avancée consiste dans le ralliement général aux principes démocratiques. Pour la première fois, la démocratie devient un régime consensuel, sans adversaires idéologiques déclarés. Mais alors que la période des totalitarismes avait été marquée par une surpolitisation de la vie collective, la démocratie doit faire face à un problème inédit : la dépolitisation radicale. Cette dépolitisation est d’abord portée par l’économie, qui substitue les marchés aux cadres politiques disqualifiés par l’oppression qu’ils avaient exercée par le passé. Elle est aussi irriguée par la logique juridique de l’individualisme. Dans tous les domaines, le droit tend à remplacer la politique, car il apparaît comme un moyen commode de régler les litiges entre les personnes. Ces deux forces, l’économie et le droit, ne nous proposent ni plus ni moins qu’une sorte d’accomplissement de la démocratie en dehors de la politique. Cette pente très forte, nourrie par divers affluents, aboutit à une contradiction à l’intérieur de la démocratie entre, d’une part, le principe de la liberté et, d’autre part, le principe du pouvoir en commun. Le principe de la liberté individuelle va à l’encontre du principe politique de la démocratie, l’auto-gouvernement. L’effet le plus immédiat de cette contradiction, c’est que nous avons le sentiment de vivre dans un monde qui nous échappe, qu’il s’agisse par exemple d’économie ou d’écologie. Mais il nous échappe de notre fait, par notre volonté de le laisser marcher tout seul, au nom de la liberté des individus !
Ce qui différencie ces deux crises, c’est que la première est une crise de la démocratie. Sa légitimité comme régime est radicalement contestée au profit de solutions qui se présentent comme alternatives ou supérieures. Nous traversons aujourd’hui une crise dans la démocratie. Les principes de la démocratie ne sont nullement remis en question, mais l’interprétation qui en est donnée conduit à la vider de toute substance.
La première moitié du XXe siècle a été profondément marquée par deux guerres mondiales. La guerre est-elle un accélérateur ou un frein pour la démocratie ?
La guerre est un phénomène remarquable par son ambiguïté. D’un côté, elle entrave la démocratie ; de l’autre, elle la favorise. Toute situation de guerre se traduit dans un premier temps par une suspension plus ou moins prononcée des libertés démocratiques au nom de la mobilisation nationale et de la nécessité d’organiser l’économie au service de l’effort de guerre. De plus, les guerres du XXe siècle ont été des guerres idéologiques, avec un accent propagandiste très fort et un embrigadement des moyens d’information. Tout cela va évidemment à l’encontre de la démocratie. Pourtant, cette vue ne suffit pas à rendre compte des effets politiques de la guerre. Car en même temps, les deux guerres mondiales ont profondément contribué à ancrer le principe démocratique en Europe, où son acceptation n’avait rien d’évident. La guerre fonctionne en effet comme un intégrateur national. Dans la mobilisation générale, chacun trouve sa place et acquiert sa dignité en tant que -composante indispensable de la vie collective. Par exemple, les deux guerres mondiales ont puissamment contribué à l’intégration féminine : que ce soit à la campagne ou à la ville, les femmes ont pu sortir du rôle social où elles étaient classiquement tenues car leur contribution, à l’arrière du combat, est apparue comme déterminante.
On peut aussi observer que la guerre de 1914 a sapé un principe très enraciné en Europe, le principe hiérarchique, qui trouvait dans l’institution militaire son conservatoire. Les armées, qui restaient une chasse gardée des aristocraties et de la vocation à commander par droit de naissance, sont devenues des structures intégratrices. Le principe hiérarchique y subsiste, bien sûr, mais il n’a plus de justification que fonctionnelle, et non plus naturelle.