Diagnostiqué autiste Asperger, auteur de Je suis né un jour bleu, Embrasser le ciel immense et L'Eternité dans une heure (Les Arènes, 2007, 2009, 2012), Daniel Tammet est synesthète : pour lui, comme dans un poème de Baudelaire ou Rimbaud, les sons, les mots, les couleurs et les chiffres se répondent. Il nous explique sa fascination pour les mathématiques et la littérature.
Pi a changé votre vie : vous êtes devenu célèbre en en récitant 22 514 décimales pendant 5 h et 9 mn. Pourquoi cette fascination pour ce nombre, que vous comparez à Mona Lisa ou une symphonie de Mozart ?
Pour moi, Pi est un poème numérique gigantesque. Qui parle de tout, par définition, puisqu’il est infini. Quand j’y perçois ces couleurs, ces émotions, ces textures, j’y perçois également comme un sens, une histoire qui se dégage, en tout cas que je construis le long de ces chiffres. J’avais envie de raconter, de réciter ce poème devant un public absolument pas matheux ni synesthète : des femmes de ménage, des ouvriers, des adolescents, il y avait de tout à Oxford, dans cette salle du musée des mathématiques. Outre l’expérience elle-même, pleine de concentration et de méditation, ce qui m’a touché profondément, c’est ce partage. Ceux qui m’écoutaient suivaient de très près ce poème, l’écoutaient avec beaucoup d’attention, étaient touchés eux-mêmes en écoutant des rythmes, des motifs d’intensité, d’intimité. Certains avaient les larmes aux yeux. Une complicité s’installait entre nous. Dès lors, je me suis dit que si j’avais un don, le principal était là : non pas compter, mais raconter. Ecrire était ma vocation.
Lorsque vous parcourez par la pensée ce nombre infini, les mêmes sens ou sensations reviennent-ils toujours au même endroit ?
J’ai appris les 22 514 premières décimales intuitivement. Parfois c’était très rapide, un rythme se dégageant tout de suite. A d’autres instants c’était plus difficile, il fallait creuser pour trouver quelque chose auquel m’accrocher. Au fil de mes trois mois d’entraînement, certaines couleurs, certaines combinaisons étaient plus importantes et plus pertinentes que d’autres. Mais c’est comme un poème : en le relisant, on peut toujours trouver des choses passées inaperçues lors des premières lectures. Si j’avais à cœur de refaire l’expérience, ce serait sans doute différent, puisque que le public le serait, et que je découvrirais des aspects inédits dans ces chiffres.
Les nombres premiers vous passionnent autant que Pi. Que présentent-ils de particulier pour vous ?
Ils sont à la base de notre système mathématique. On connaît aujourd’hui beaucoup de choses sur eux, mais leur comportement conserve une part de mystère qui ne sera peut-être jamais résolu. On sait qu’il y a 25 nombres premiers dans les cent premiers nombres, 166 dans les mille premiers, 1 250 dans les dix mille premiers, et ainsi de suite. Leur quantité diminue, mais leur surgissement de nulle part reste imprévisible. Encore une fois, c’est un peu comme un poème, avec un mélange de rythmes, de règles, d’une certaine clarté, et puis de chutes, de combinaisons surprenantes.