Au début de votre livre, on est frappé par l’état des lieux que vous dressez de la psychanalyse française après la Libération. Il était honteux d’avouer son intérêt pour Freud !
Avant-guerre, la psychanalyse n’avait pas pris. Elle se réduisait surtout à un petit noyau de médecins de Sainte-Anne qui parlaient de sexualité. On riait de cette secte un peu loufoque… Après la guerre, il n’y avait en tout et pour tout qu’une demi-douzaine de psychanalystes à Paris. Imaginez que ces gens s’étaient fait analyser dix auparavant, et qu’il y avait eu la guerre : ce n’étaient pas des vieux routiers de la psychanalyse. Lacan était le seul un peu connu, et encore, parce qu’il avait fréquenté Salvador Dali, par exemple… Quand j’ai commencé mon analyse en 1952, notre génération de jeunes psychiatres s’intéressait à la psychanalyse parce qu’elle venait d’Amérique et d’Angleterre. En particulier aux travaux sur les bébés, les carences de soin familial, les cliniques de Spitz, Bowlby, Anna Freud… Je voyais chez Jenny Roudinesco, à Ambroise-Paré puis à Bichat, des enfants séparés de leur mère, complètement atones, auxquels on essayait de redonner vie par des traitements humains. J’ai voulu devenir psychanalyste pour la concrétude de ces problèmes. J’ai donc lu Spitz avant Freud, qui n’était quasiment pas traduit. J’ai lu aussi Marie Bonaparte, qui ne m’avait pas enthousiasmé... Quand je suis entré à la Salpêtrière comme interne, mes collègues m’ont averti : « Surtout, ne dis pas que tu es en psychanalyse ! Tu vas te faire broyer ! » Un beau jour, mon patron, Michaux, me dit : « Vous êtes en psychanalyse, Widlöcher ? » Je réponds oui, je n’avais aucune raison de mentir. « Ca ne m’étonne pas ! me lance-t-il. Vous avez raison, ça doit être intéressant de chercher à comprendre ce qu’il y a dans la tête des autres. » Il ne se moquait pas de moi : dès lors que les psychanalystes étaient par ailleurs des gens sensés et bons cliniciens, on n’allait pas les flanquer à la porte.
Vous avez été analysé par Jacques Lacan, sur lequel vous portez un jugement très ambivalent.
C’est Jenny Roudinesco qui me l’a recommandé. J’étais tout ému de penser qu’il acceptait de m’analyser, alors que je me dis aujourd’hui qu’il ne refusait pas grand monde… On disait qu’avec lui, l’analyse ne traînait pas… Tu parles ! Mon analyse a duré sept ans. Pendant quatre ou cinq ans, je suis resté en admiration devant ses séminaires. J’arrivais avec la clinique du bébé, mais aussi pour comprendre les théories de l’esprit, et lui nous donnait des vues réflexives, phénoménologiques, nourries du structuralisme, de toute l’intelligentsia de l’époque. Les autres psychanalystes étaient plus étriqués dans leur théorie : stade oral, stade anal… Avec Lacan, on quittait ce catéchisme un peu simplet au profit d’une réflexion humaine ouverte sur le langage, la linguistique. C’était un homme prodigieusement cultivé, qui avait tout lu, connaissait tout, mais tirait les choses à lui : en lisant enfin Freud, ceux de ma génération se sont aperçus que Lacan en prenait à son aise avec lui. Et je passe sur les autres auteurs, comme Winnicott. Quand j’entends dire que c’est lui qui l’a introduit en France, je souris ! Lacan s’intronisait, et n’acceptait les autres qu’autant que leurs idées rejoignaient les siennes. J’ai fini par déceler chez lui un souci de maîtrise des gens plus que d’ouverture. Il tenait beaucoup à notre dépendance. En 1958, il avait été question qu’on me donne un poste à Dakar. J’hésitais, afin de poursuivre mon analyse, mais Lacan me poussait à accepter : « Ca n’a pas d’importance, vous viendrez tous les quinze jours ! » Il se voyait déjà avec un pion au Sénégal. Il prétendait nous donner beaucoup, mais il nous exploitait. Son but ultime était d’être le nouveau Freud, d’assurer la réforme moderne de la pensée freudienne, avec la linguistique et tout l’apport des sciences de l’Homme. Il se rêvait en chef d’école française pour balayer les minables autour de lui. Je pense qu’il s’identifiait même à Freud au point de chasser les mauvais élèves qui n’avaient pas foi en lui. Ce que Freud avait fait, il le refaisait soixante ans après.