Quel rapport existe-t-il entre Moïse, Léonard de Vinci, l'islam et Hamlet ? A première vue, aucun. Mais si l'on se décentre des caractéristiques propres à ces thèmes et que l'on imagine la manière commune dont ils peuvent être appréhendés, la réponse devient plus évidente : la psychanalyse, au cours de son premier centenaire d'existence, en a fait des objets d'analyse. Cette approche, comme son nom de psychanalyse appliquée l'indique, utilise ses matériaux théoriques pour comprendre d'autres champs, culturels et sociaux. Une démarche qui n'est pas sans soulever des réserves, voire de franches critiques, et qui pose la question des avantages de la psychanalyse appliquée, ainsi que de ses frontières.
Le sourire de la Joconde
En 1913, Sigmund Freud pointe déjà « l'intérêt de la psychanalyse » pour d'autres domaines que les névroses ou les structures psychologiques. Trois ans plus tôt, il livre une monographie sur Léonard de Vinci, qui est aussi le premier texte psychanalytique centré sur l'étude des arts plastiques : Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci. Comment la vie infantile peut-elle influer sur le travail artistique ? Le sourire énigmatique de la Joconde serait-il, comme le suppose S. Freud, lié à des réminiscences maternelles ? Ce travail lui permet également d'entamer une réflexion sur le choix narcissique de l'objet sexuel, à travers les fantasmes homosexuels qu'il perçoit dans le souvenir infantile du peintre.
Mais les imperfections de l'analyse illustrent déjà les limites et les risques de l'interprétation. Léonard, dans son récit, évoque un vautour introduisant sa queue dans sa bouche. Le vautour, signale S. Freud, est associé dans la mythologie égyptienne au symbole de la mère. Mais le terme « vautour » est en fait une mauvaise traduction de l'italien nibbio, qui renvoie à un autre oiseau, le milan.
Par la suite, de nombreux travaux se sont attachés à chercher les fondements inconscients de la création artistique et, plus globalement, à analyser son processus. En 1912, la revue Imago est créée, et accordera une large place à ces analyses. Otto Rank, en 1922, y publie notamment une analyse du personnage de Don Juan. La même année qu'Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci paraît Hamlet et OEdipe d'un autre disciple freudien, Ernest Jones. Cet article, qui analyse le complexe d'OEdipe à l'oeuvre chez le prince, marque également l'union de la psychanalyse et de la littérature. Cette union s'avère très vite fructueuse, S. Freud lui-même se révélant très fécond. Son travail sur Les Frères Karamazov, de Fedor Dostoïevski, en 1927, est exemplaire de la richesse des matériaux que la psychanalyse appliquée peut exploiter : il se livre autant à une analyse de l'oeuvre que de son créateur, et apporte des approfondissements à sa propre oeuvre, ici le concept de castration. Si l'on s'attarde sur l'apport freudien, c'est parce qu'il exprime les potentialités de cette approche : non seulement appliquer les outils psychanalytiques (avec le risque de seulement les « plaquer »), mais aussi en retirer une substance qui va les nourrir, approfondir les concepts - ou les critiquer -, voire développer de nouvelles approches du fonctionnement psychique.