Août 1830. Même s'il vient de prêter serment de fidélité au roi Louis-Philippe, Alexis de Tocqueville est troublé par la situation politique qui fait suite à la révolution de Juillet. Officiellement pour en étudier le système pénitentiaire, il décide alors de se rendre en Amérique ? avec son ami Gustave de Beaumont. En réalité, outre-Atlantique, il entend surtout comprendre le fonctionnement de la démocratie et par le biais d'une publication le révéler au public français afin d'acquérir une notoriété lui permettant d'entamer une carrière politique. De la démocratie en Amérique sera cet ouvrage. Le premier tome est publié en 1835. Il y est principalement question de la Constitution, des institutions, des mœurs et de la géographie de l'Amérique. Il rencontre un très vif succès. Tocqueville devient alors une personnalité recherchée dans les salons littéraires, les cercles académiques et les milieux politiques. Plus abstrait puisqu'il s'interroge notamment sur le destin de la démocratie en France, le second tome ? qui paraît en 1840 ? n'a pas le même retentissement que le premier volume. Pourtant, au moment où nous célébrons le bicentenaire de la naissance de Tocqueville, c'est bien d'abord les analyses contenues dans ce second volume qui continuent de retenir notre attention, tant elles nous offrent une grille de lecture particulièrement instructive des évolutions possibles de la démocratie moderne. Pour bien les appréhender, il est nécessaire de revenir sur la définition de la démocratie que Tocqueville nous a laissée en héritage.
Une nouvelle forme de société
En effet, l'un des apports essentiel de l'ouvrage est de nous livrer une autre vision de la démocratie : à la différence de ses prédécesseurs, comme Montesquieu avec son Esprit des lois (1748), ou de ses contemporains, comme François Guizot, qui ne considéraient la démocratie que comme un régime politique (Etat de droit, élections libres, séparation et contrôle des pouvoirs), Tocqueville la présente comme un « état social ». La démocratie n'est pas seulement une forme de gouvernement qui s'oppose à la monarchie ou à l'absolutisme, c'est aussi une nouvelle forme de société puisant sa force dans la progression de l'égalité des conditions. L'égalité est bien sûr politique et juridique, mais elle est également socioéconomique et culturelle. Adepte de la méthode comparatiste, Tocqueville étudie les caractéristiques de la « société aristocratique » pour mieux mettre en valeur ces propriétés de l'état social démocratique.
La société aristocratique est à la fois stable, organisée et particulièrement fermée : « Non seulement il y a des familles héréditaires de valets, aussi bien que des familles héréditaires de maîtres ; mais les mêmes familles de valets se fixent, pendant plusieurs générations, à côté des mêmes familles de maîtres (ce sont comme des lignes parallèles qui ne se confondent point ni se séparent). » Les possibilités de mobilité sociale sont donc très réduites. A l'inverse, la « société démocratique » se caractérise par la fluidité de sa structure sociale : « Lorsque les conditions sont presque égales, les hommes changent sans cesse de place. » Certes, il existe toujours un maître et un serviteur, mais leurs places deviennent interchangeables. Si la mobilité sociale ne relève évidemment pas d'un processus mécanique, il existe une possibilité, fort peu probable dans le passé, d'accéder à une position sociale supérieure.