Jacques Derrida mène un interminable travail de « lecture », qui lui fait écrire et déchiffrer dans les marges et entre les lignes des livres, des discours ou des institutions qu’il analyse, un tout autre texte que celui qui se donne à lire. Ce travail prend un nom provocateur et plein d’humour secret : « déconstruction ». La déconstruction n’est pas une critique ou une méthode, comme le disent les lecteurs distraits, mais le principe de ruine logé au cœur de tout discours, de toute institution, de toute construction, pour lequel « il n’y a pas de hors-texte », tout étant en un certain sens « texte ».
Elle n’est pas une destruction ni une démolition, mais le travail de ruine dans les clefs de voûte des édifices, l’analyse et la décomposition infinie qui commence avec l’origine de tout texte. Il ne s’agit donc plus d’une philosophie, mais d’un mouvement immémorial n’ayant pas commencé avec Derrida, qui n’en est ni l’auteur ni le sujet, mais seulement un témoin privilégié.
Libérer l’écriture
Derrida fait apparaître que la tradition philosophique, au moins de Platon à Jean-Jacques Rousseau, n’a cessé de subordonner à la présence de la parole vive, l’écriture entendue comme un supplément technique, sans substance ni auteur ni père. Celle-ci a donc été réprimée parce qu’inessentielle et dangereuse pour la vérité métaphysique et sa pensée. L’écriture libérée par Derrida n’est plus restreinte, elle n’est plus opposée à la parole, mais elle est écriture générale. Elle permet de penser tout ce qui est comme texte et dans un texte.
Qu’est-ce que l’écriture ? Ce à quoi on ne peut plus adresser la question platonicienne de la définition du nom par l’essence. L’écriture générale n’est pas une positivité objectivable, donnée ou constructible, elle n’est rien ou n’est pas une réalité présente, elle est un quasi-concept, un grand rire, qui inquiète, dans le langage, la possibilité du langage.