Derrière le marché, le lien social

Institutions, réseaux, pouvoir : partant des fondamentaux de la sociologie, les socioéconomistes entendent défier les économistes sur leur propre terrain et offrir une analyse alternative du capitalisme.

Un économiste indien expliqua un jour à ses étudiants sa théorie personnelle de la réincarnation : « Si vous êtes un économiste bon et vertueux, leur dit-il, vous renaîtrez dans la peau d’un physicien. Mais si vous êtes un économiste méchant et malintentionné, alors vous vous réincarnerez en sociologue. » Si le chercheur américain Frank Dobbin raconte avec un plaisir manifeste cette histoire (qu’il emprunte à l’économiste Paul Krugman) (1), c’est sans doute parce que les socioéconomistes en son genre se reconnaissent pleinement dans ce trait d’humour.
Rompant avec le partage traditionnel des tâches entre économistes et sociologues – aux premiers l’analyse des comportements économiques et du fonctionnement des marchés, aux seconds les autres dimensions du social –, la « nouvelle sociologie économique » entend rivaliser avec les économistes sur leur propre terrain. Mais elle le fait avec un évident mauvais esprit. La rationalité des opérateurs financiers ? C’est pour les socioéconomistes une disposition cognitive comme une autre, au fond pas si éloignée des croyances totémiques des Indiens amazoniens. Le marché ? Loin de la confrontation anonyme entre offre et demande décrite par les économistes, les sociologues y repèrent un enchevêtrement de réseaux sociaux où les relations personnelles influent fortement sur les transactions. Les réglementations de la concurrence ? Bien plus que de l’arbitrage impartial de l’état de bien-être (welfare state) cher aux économistes, elles résultent aux yeux des socioéconomistes de luttes de pouvoirs acharnées entre élites politiques et économiques.

L’économie encastrée dans la société

Institutions, réseaux, pouvoir : à l’heure de se pencher sur les arcanes du capitalisme, la sociologie économique révise ses classiques. Elle se souvient que les fondateurs de la pensée sociologique, autant Max Weber, Émile Durkheim que Karl Marx ou Georg Simmel, ont souvent fourbi leur appareillage théorique au contact des bouleversements économiques de leur époque (encadré p. 50). Les contributions de ces auteurs rappellent d’ailleurs que la frontière disciplinaire entre économie et sociologie était, il y a un siècle, encore loin d’être claire. De fait, s’il fallait identifier un trait commun dans la pensée de Weber, Durkheim ou Marx, ce serait l’idée que, selon le mot de Karl Polanyi, l’économie est « encastrée » dans la société. Manière de dire qu’ils contestent la coupure qu’opèrent les économistes dans le tissu social pour isoler des comportements (consommation, production, etc.) et des institutions (marchés) qui peuvent, selon eux, être expliqués par des paramètres strictement économiques (préférences individuelles, technologie). C’est pourtant cette orientation qui l’a emporté en économie, délimitant la frontière avec la sociologie.
La chose aurait peut-être pu en rester là si les économistes, non contents de régner sans partage sur leur domaine, n’avaient voulu, dans les années 1970, transposer leur modèle de comportement rationnel à des questions traditionnelles de la sociologie. Le mariage ? Un problème de maximisation sous contrainte, proclame l’économiste Gary Becker (prix Nobel 1992). La transition du féodalisme au capitalisme ? La réponse optimale d’individus rationnels à un changement technologique, affirme l’historien économique Douglas North (prix Nobel 1993). De quoi agacer sérieusement les sociologues…
Il n’en fallait pas beaucoup plus pour réanimer la sociologie économique, restée en quasi-jachère depuis les années 1920. Il ne s’agit cependant pas, dans les années 1980, de s’opposer aux économistes avec les armes d’antan. Un article célèbre de Mark Granovetter marque le véritable point de départ de la « nouvelle socioéconomie » en contestant l’alternative trop rigide entre l’Homo œconomicus et l’Homo sociologicus (2). Si pour les économistes, l’individu est essentiellement mu par la recherche de son intérêt personnel, les sociologues considèrent traditionnellement que les choix sont étroitement déterminés par la société. M. Granovetter prend ces deux visions à contre-pied : si les agents économiques sont bien motivés par leur intérêt personnel, avance-t-il, ils n’en évoluent pas moins dans des « réseaux sociaux » qui encadrent leurs choix.
Prenons le cas d’un prestataire informatique qui aurait le pouvoir d’imposer à son client des prix plus élevés que ne le justifierait le service rendu. Si son intérêt immédiat peut l’inciter à le faire, une telle initiative peut être très coûteuse à long terme, dans la mesure où elle compromet sa réputation dans le milieu du service informatique. Les structures sociales influent donc profondément sur les transactions marchandes. Dans une filiation durkheimienne, l’analyse en termes de réseaux a été depuis les années 1970, l’une des veines les plus riches de la socioéconomie (encadré p. 48).
Les travaux d’Oliver Williamson et D. North ont incité les économistes à s’intéresser de près aux institutions économiques, depuis les organisations jusqu’au cadre légal encadrant les activités marchandes. Leur biais a cependant souvent été de considérer qu’une nouvelle institution (une forme de management par exemple) est nécessairement plus efficace que celle qu’elle remplace. Cette analyse conduit facilement à une vision évolutionniste, induisant à penser que toutes les sociétés doivent passer successivement par les mêmes stades, avec comme horizon inéluctable les institutions des économies de marché avancées.
Cela ne pouvait évidemment pas laisser les sociologues impassibles. Comme le montre par exemple Richard Whitley (3), il est possible de repérer une grande diversité de « recettes de management » dans les seuls pays asiatiques, depuis le chaebol (conglomérat d’entreprises coréennes) jusqu’à la firme spécialisée japonaise, en passant par l’entreprise familiale chinoise. Or si elles diffèrent notablement de la société par actions anglo-saxonne, ces institutions sont loin d’être des archaïsmes qui nuiraient à la performance économique, chacune trouvant sa raison d’être dans son contexte socioculturel particulier.
Le constat de la diversité n’implique pas son caractère immuable, les socioécomistes en conviennent. Ils n’en tournent pas moins le dos au fonctionnalisme persistant des économistes (les institutions sociales s’expliquent par leur efficacité économique) et analysent généralement le changement institutionnel comme le résultat de facteurs extraéconomiques. Mettant à profit la sociologie weberienne, Viviana Zelizer a par exemple analysé comment la contestation de la légitimité du travail infantile a fini par emporter cette institution (encadré p. 51). Dans une veine marxienne, William Roy a quant à lui mis en relief la manière dont un groupe de financiers américains est parvenu à imposer, au début du xxe siècle, l’idée que les grandes entreprises étaient plus efficaces que les petites, gagnant les pouvoirs publics à leurs vues et lançant le grand mouvement de concentration de la production (4).
La sociologie économique propose ainsi un riche éventail d’études historiques et d’enquêtes de terrain, recherches porteuses d’une vision alternative à celle des analyses économiques les plus courantes (certains économistes institutionnalistes développent quant à eux des analyses assez proches de la socioéconomie (5)). La grande diversité et le caractère fragmentaire de ces travaux sont cependant aussi une faiblesse : la sociologie économique est-elle à même de proposer un cadre théorique unifié capable de rivaliser avec l’impressionnant édifice conceptuel des économistes ? Exprimée par des auteurs plutôt bien disposés à leur égard (6), cette critique est prise très au sérieux par les socioéconomistes. Plusieurs travaux récents (7) affirment ainsi la nécessité de progresser vers la formulation d’une théorie unifiée. Forte des succès engrangés depuis le boom des années 1980, la sociologie économique a encore du pain sur la planche.

(1) Frank Dobbin, « The sociological view of the economy », F. Dobbin, , Princeton University Press, 2004.(2) Mark Granovetter, « Economic action and social structure: The problem of embeddedness », , n° 91, 1985.(3) Richard Whitley, « The social construction of organizations and markets: The comparative analysis of business recipes », Michael Reed et Michael Hugues (dir.), , Sage, 1992.(4) William Roy, , Princeton University Press, 1997.(5) Voir par exemple Bruno Amable, , Seuil, 2005.(6) Voir le récent article de Robert Boyer, « Capitalism strikes back », , n° 1, 2007.(7) Voir par exemple Victor Nee et Richard Swedberg (dir.), , Princeton University Press, 2005.