Spécialiste de l’histoire intellectuelle et sociale du monde arabe, Leyla Dakhli est chercheure au CNRS. Elle est actuellement en poste au Centre Marc Bloch à Berlin. Elle a publié en 2015 une Histoire du Proche-Orient contemporain (éditions La Découverte) et a dirigé Moyen-Orient (fin 19e-20e siècle), paru au Seuil en 2016.
Spécialiste d’histoire sociale, vous invitez à élargir notre approche du Moyen-Orient en évitant de rester cantonné aux analyses strictement géopolitiques. Pourquoi ?
Mon objectif n’est pas une critique de l’approche géopolitique : les géopoliticiens font leur métier, c’est normal et c’est juste. En revanche, il me semble qu’on fait l’erreur de lire systématiquement les sociétés moyen-orientales et les questions qui les agitent par ce prisme géopolitique, supposé tout expliquer. Cela impose une lecture univoque et dépossède les peuples et les sociétés de leur capacité à poser leurs propres questions. On passe à côté de leurs mobilisations et de leurs conflits, en pensant systématiquement qu’ils sont pilotés « d’en haut » ou « d’ailleurs » par je ne sais quels intérêts extérieurs. En faisant cela, nous les privons de leur propre histoire. Je défends donc une histoire sociale du Moyen-Orient.
J’ajoute d’emblée qu’une telle histoire sociale n’est pas seulement un espace ouvert à côté de la géopolitique. Il n’y a pas la géopolitique qui surplombe, et le social qui viendrait rajouter du vivant. Faire de l’histoire sociale au Moyen-Orient, c’est beaucoup plus important que cela. Ces sociétés butent en effet souvent sur le « plafond de verre » de la géopolitique. Je veux dire par là que, quelles que soient les capacités des sociétés à exprimer ce qu’elles sont et ce qu’elles veulent, leur auditoire est habitué à les juger à l’aune de positionnements géopolitiques. On a tendance à écouter les revendications (par exemple en termes de justice sociale) en fonction de la position des personnes dans un champ de puissance et d’articulation entre les intérêts des grandes puissances. Ces sociétés sont donc prises en étau par la mise en œuvre d’une géopolitique qui ne tient pas compte d’elles. La difficulté est de faire porter l’attention sur des évolutions discrètes, peu visibles. Alors que nous sommes tous focalisés sur les bombardements et la Syrie, comment faire par exemple pour que les jeunes de Gaza qui ouvrent une radio libre et font du rap dans leur coin puissent faire entendre ce qu’ils ont à dire sur leur façon de vivre ? Si on veut comprendre cette région, il faut donc faire l’effort de regarder ailleurs, ou autrement…
L’analyse géopolitique utilise souvent des catégories telles que sunnites, chiites, chrétiens d’Orient etc. En quoi votre approche nuance-t-elle cette vision ?
Il est essentiel de comprendre comment ces catégories se construisent, et pourquoi elles sont utilisées, ou pas, par ceux qui s’en revendiquent. Je prends l’exemple des alaouites : depuis la guerre en Syrie, on parle beaucoup de cette minorité religieuse dont fait partie Bachar al-Assad. Or l’identité alaouite se construit à l’entre-deux-guerres, à un moment où les Français (qui contrôlent alors la Syrie dans le cadre des mandats) tentent d’opérer une division du territoire selon des bases ethnico-religieuses. Et l’assimilation des alaouites aux chiites, qui semble aujourd’hui évidente, n’est pas une donnée historique, mais est le fruit d’un positionnement stratégique et d’un système d’alliances mené par certains des membres de cette communauté. Autre exemple, cette fameuse catégorie des chrétiens d’Orient, dont on parle tant aujourd’hui, et qui bénéficie de tout un maillage d’associations, de réseaux d’aide. Le terme lui-même sous-entend que ce groupe appartient d’abord à la chrétienté, avant d’être oriental. De fait, certains théoriciens de l’identité maronite libanaise, par exemple, ne se considèrent pas comme des Orientaux ou des Arabes mais comme les descendants lointains des Européens arrivés dans la région à l’époque des croisades. Ils se sont donc fabriqué une identité extérieure à l’Orient en s’inventant une généalogie de croisés. Mais à l’inverse, de nombreux « chrétiens d’Orient » refusent cette appellation et se disent orientaux de confession chrétienne. Quand on veut comprendre ce qui se passe dans la région, il faut donc éviter d’enfermer les groupes sociaux dans des catégories figées, et soulever un peu le voile pour regarder de plus près : certes, il y a des chrétiens au Moyen-Orient, mais qui sont-ils ? Où se situent-ils socialement ? Il y a des riches, il y a des pauvres, il y a des femmes, des hommes, des gens de telle ou telle région : peut-on vraiment tous les rassembler sous le label de « chrétien d’Orient » ?