Tapis rouge sur un champ de mines
Masochistes espiègles, je vous conseille d’adopter un jour ma position actuelle dont je ne parviens pas à déterminer si elle relève plutôt du contorsionnisme ou de l’écartèlement. C’est dans une semaine que sort, aux éditions Sciences Humaines, ma Psychologie de la connerie, ouvrage faussement léger pour lequel j’ai réussi à débaucher une palette d’auteurs internationaux qui m’épate moi-même. Une petite médiatisation s’annonce. Tant mieux pour ce bréviaire sur lequel j’ai sué sang et eau. Mais c’est à la fois un piège et un délice.
Un délice parce que c’est amusant. Des tas de gens vont penser : « Tiens ! V’là l’autre con de (collègue, voisin, ex, copain de lycée… au choix) qui sort un bouquin sur la connerie ! Ça lui va bien ! » Et quand on tapera mon nom dans Google, avec un peu de chance il se verra associé à jamais à « connerie ». D’autres, c’est « Mignonne, allons voir si la rose », « Je vous ai compris » ou « Gangnam Style » : moi, je laisse la petite éclaboussure que je peux. Mais c’est un piège, aussi, parce que… parce que tout le reste.
Quand je pense qu’à vingt ans j’aurais adoré être célèbre ! J’aurais profité de n’importe quelle opportunité pour jouer les bravaches ou les malotrus pendant une dizaine de secondes, j’aurais créé un scandale dandystique gigantesque pour faire parler de moi (même en bien) et lancer n’importe quelle carrière, bien éphémère sans doute et rendant peu justice à ce que j’aurais pu faire si j’eusse été moins sot. Mais là, avec la maturité, la sagesse, l’âge, la flemme, l’aquoibonisme, la lâcheté, la prudence, le je-ne-sais-quoi qui me caractérise, pour rien au monde, je ne voudrais sortir de ma niche gringalette depuis laquelle je ponds mon petit journal, mes podcasts rikiki, mon blog nabot, mes livrounets. Pas pour une fortune. (Adressez-la moi tout de même si ça vous démange, je ne veux pas vous froisser.) J’entends ne surtout pas faire de vague. Trois petits tours et puis m’en vais. Une poignée d’émissions de bon aloi, si possible, et hop, je retourne me calfeutrer dans mes oubliettes sur mesure et barricadées de l’intérieur. Gare aux dérapages de mon humour au quatrième degré. Gendarme-toi, M. Petites Blagues, un lynchage populaire est si vite arrivé. Si on n’y prend pas garde, l’exposition médiatique vous fait sentir comme le baigneur qui trempe son petit orteil pour prendre la température du bouillon, et qui se retrouve noyé.
Prenant acte que l’air du temps sent le squale avarié, je me retrouve dans la même situation que tout gamin, quand je restais volontairement tout seul à la récréation tellement j’éprouvais d’incompréhension face aux quelques braillards pouacres qui se castagnaient à tour de bras, et sans savoir pourquoi. Les quelques émissions que j’ai déjà eu l’occasion de faire se sont bien passées, mais je n’arriverai jamais à saisir l’intérêt des foires d’empoigne et fosses aux lions médiatiques. Serais-je un schnock et un neuneu ? On ne saurait, en toute rigueur scientifique, exclure d’emblée cette hypothèse.
En approche des Helvètes
Ma première interview est pour Le Temps, journal suisse et non des moindres. De manière tout à fait inévitable, je ne suis pas satisfait de ma prestation. En règle générale, j’adore poser les questions mais je déteste me retrouver interviewé : j’ai toujours l’impression d’avoir oublié le plus important, mal choisi mes exemples, lancé des blagues tombées à plat, sans compter que je me sens obligé de digresser et que je m’enlise en voulant trop bien faire. En plus, je n’ai pas aimé ma voix trop haut perchée, mon débit trop rapide et saccadé, les gestes frénétiques que je multipliais en parlant. N’étant pas un inconditionnel du téléphone, peut-être m’en serais-je mieux tiré en voyant mon interlocutrice. En tout cas, je me suis surpris à demander de pouvoir relire mes propos. D’ordinaire, je n’apprécie guère qu’un interviewé prenne cette précaution que j’interprète comme un manque de confiance en moi, alors qu’il n’y a sans doute rien de personnel là-dedans et qu’il s’agit peut-être surtout, je le conçois très bien maintenant, d’un manque de confiance en ses propres réponses.
Rien de catastrophique : je suppose que mon verbatim, à tête reposée, ne me fera pas trop rougir et que je corrigerai quelques tournures. Mais comment mettre un peu d’ordre, de clarté, d’apparence de maîtrise dans mes prochains échanges ? Surtout ceux qui se dérouleraient au vu et au su de tous ? Je vois deux solutions : 1) Me la jouer politique. Préparer des éléments de langage que je placerai dans la conversation quelles que soient les questions posées. Mais c’est une mascarade irrespectueuse qui, de surcroît, garantit que le dialogue sonne faux, sur fond d’énervement de l’interlocuteur.
2) Ne pas travailler le langage, mais le corps. Comme un comédien, si ce n’est que l’enjeu n’est pas d’interpréter un rôle. Respirer lentement et profondément, me tenir droit (pour une fois), mettre le paquet sur l’articulation (pour une fois), placer la voix plus grave et dans la gorge, parler lentement pour donner un peu de mon propre rythme à l’interview (sans en abuser puisque le plus vraisemblable est que, quoi que je dise, je serai coupé), décrisper la mâchoire pour laisser le rire, nerveux ou pas, jaillir. Et savoir m’arrêter, sans me répéter, sans rebondir sur un exemple de trop, sans vouloir trop complexifier ou nuancer.
Quoi qu’il arrive, je ne dois pas trop m’en faire non plus : la majorité des auditeurs m’aura jugé dès les toutes premières secondes de mon intervention. Journaliste, psychologue, connerie, tout cela suffit largement à me discréditer d’emblée, et le biais de confirmation fera le reste. Si d’aventure ça se passe à la télé, je n’ose imaginer l’effet produit par mon faciès de semi-agonisant avant même que j’aie dit bonjour. Qu’à cela ne tienne, tant que personne ne m’aura désigné comme le nouvel homme à abattre sur les réseaux sociaux, je ne serai qu’un olibrius en bruit de fond parmi tant d’autres, sitôt vu, sitôt compris de travers, sitôt oublié. Mais peut-être aura-t-on la curiosité de feuilleter le livre, et ce sera déjà une immense chance. Après tout la télé est faite pour qu’on y passe, pas pour qu’on la regarde.