Différence et Répétition (1969) est une œuvre charnière dans le parcours philosophique de Gilles Deleuze. A l'origine, il s'agit de sa thèse de doctorat principale dirigée par Maurice de Gandillac qui fut présentée en 1968 avec sa thèse complémentaire sur « L'idée d'expression dans la philosophie de Spinoza » dirigée par Ferdinand Alquié 1. Différence et Répétition est donc le dernier travail universitaire du philosophe. Cet aspect universitaire est perceptible à la lecture du texte même, astreint à de lourdes exigences formelles qui le rendent « indigeste » pour la plupart des lecteurs.
Ces exigences, G. Deleuze s'empressera de les répudier dès Logique du sens (1969), écrit en quasi-simultanéité avec sa thèse, où il reprendra à son compte le projet nietzschéen de trouver à la philosophie de nouveaux moyens d'expression, en y expérimentant une répartition sérielle (et non plus par chapitres) de son écriture. Les innovations littéraires se poursuivront par la suite avec son collaborateur et ami, le psychanalyste Félix Guattari, particulièrement avec les deux tomes de Capitalisme et Schizophrénie que sont L'Anti-œdipe (1972) et Mille Plateaux (1980). Quant à Différence et Répétition, il se présente comme le dernier maillon d'une chaîne d'ouvrages d'aspect plus « classique » d'histoire de la philosophie que sont les monographies sur David Hume, Friedrich Nietzsche, Henri Bergson, Emmanuel Kant, Baruch Spinoza et, puisque G. Deleuze ne séparait pas philosophie et littérature, Marcel Proust et Sacher-Masoch. Il y récapitule les acquis successifs qui ont contribué à former sa pensée et tous ses auteurs favoris participent, chacun à sa manière, à l'élaboration de l'artillerie conceptuelle mise en place. De ce point de vue, ce livre peut être lu comme une impressionnante contraction de larges pans de l'histoire de la philosophie.
Un sujet dans l'air du temps
Cependant, l'éclectisme des doctrines présentées ne doit pas faire illusion, car c'est bien à l'émergence au grand jour d'une pensée singulière, et comme souterraine autrefois, qu'on assiste maintenant. Après la soutenance à la Sorbonne, mouvementée du fait des événements de mai 68, la publication viendra vite et étoffera la réputation déjà croissante de l'auteur. En effet, Différence et Répétition s'intègre à merveille dans l'air du temps. Malgré le poids du style de la philosophie universitaire qui le leste, le sujet traité se révèle, pour les contemporains, comme « à la mode », puisque de Martin Heidegger et sa nouvelle conception de la différence en passant par le structuralisme, le nouveau roman, la psychanalyse, la linguistique et l'esthétique, c'est toute une époque qui s'éveille aux thèmes complémentaires de la différence et de la répétition.
En suivant ces évolutions culturelles, Différence et Répétition aborde beaucoup de domaines, mais ceci ne doit pas faire perdre de vue que ce livre est principalement un livre d'ontologie, c'est-à-dire qu'il présente une théorie philosophique sur l'être. C'est de ce foyer ontologique que partent toutes les nouvelles perspectives concernant les sciences humaines et les arts.