«Dolto reste authentiquement subversive» Rencontre avec Caroline Eliacheff

Françoise Dolto est morte il y a trente ans. D’abord adulée par des générations de parents et de collègues, on lui a ensuite reproché d’avoir favorisé l’émergence d’enfants-rois tyranniques. Et s’il existait une autre voie ?


> Caroline Eliacheff

Pédopsychiatre et psychanalyste, elle vient de publier Une Journée particulière (Flammarion, 2018).


Vous avez fait le choix, dans Une Journée particulière, de raconter un jour de 1979, de 7 à 23 heures, dans la vie de Françoise Dolto. On est stupéfait de la faculté avec laquelle elle passe d’un univers à l’autre : de sa vie de mère à la vie d’épouse, de sa vie de clinicienne en institution à sa pratique psychanalytique à son cabinet, de la Maison verte aux couloirs de la radio…

Tout le monde n’a pas la vie de Françoise Dolto, mais la plupart des femmes ont plusieurs vies en une journée ! C’est cette richesse de la vie d’une femme que je voulais faire entendre. En feuilletant une chronologie détaillée de la vie de Françoise Dolto dans les livres de sa correspondance, j’ai opté pour l’année 1979, où elle va arrêter ses consultations en libéral et ses émissions radiophoniques. C’est aussi l’année de création d’une structure complètement révolutionnaire à l’époque, la Maison verte, un lieu de parole et de détente pour les enfants et les adultes qui les y accompagnent, parents, ou nounou. On peut dire que la création de ce lieu a été aussi importante que celle des classes maternelles, tant pour la prévention des troubles précoces de la relation parents-enfants que de ceux occasionnées par les séparations normales de la vie quand elles sont mal préparées, comme l’entrée à la crèche. Il y a aujourd’hui des « maisons vertes » dans le monde entier ! Pourquoi cette année-là, plutôt qu’une autre ? J’ai réalisé, mais après coup, qu’en 1979 Françoise Dolto avait 71 ans – l’âge que j’ai aujourd’hui. Vu ce qu’elle a fait entre 1979 et 1988, année de sa mort, j’en ai éprouvé un sursaut d’énergie. Ceci est bien sûr anecdotique. C’est une année intéressante qui m’a servi de pivot pour aller dans le passé déjà très riche, mais aussi dans l’avenir.

Au début de votre livre, vous dressez un constat : certains trentenaires élevés selon les préceptes éducatifs de Françoise Dolto ne la connaissent pas.

J’ai fait un petit sondage autour de moi et je me suis aperçue qu’en effet soit ils ne connaissent pas son travail, notamment la Maison verte (ce qui me stupéfie, puisqu’eux-mêmes ont des enfants en âge de pouvoir y aller), soit tout ce qu’ils peuvent en dire, c’est : « Ah oui, c’est à cause d’elle, l’enfant-roi. » Des clichés et idées erronées continuent à circuler sur Françoise Dolto. On lui attribue la création de la psychanalyse des enfants, comme si, avant elle, on n’envisageait pas que l’enfant puisse bénéficier d’une psychanalyse ! Pourtant, Françoise Dolto a eu des prédécesseurs, Anna Freud, Melanie Klein et, en France, Sophie Morgenstern et Jenny Aubry. D’autre part, on pense qu’étant catholique, elle était réactionnaire, raccourci un peu facile. Un seul exemple : de mémoire, dans un article de 1950, à une époque où les divorces sont peu nombreux et fortement réprouvés (l’augmentation du divorce commence dans les années 1970-1980), elle écrit dans la revue L’École des parents que lorsque les parents se séparent, il est nécessaire de déculpabiliser les enfants en leur disant qu’ils ne sont pas la cause de la séparation et en leur expliquant que, dans la majorité des cas, ce sont des problèmes sexuels qui sont en cause ! C’est stupéfiant, pour les années 1950, et même encore pour notre époque. Ce qu’elle défendait reste authentiquement subversif. Par exemple, s’agissant de la sexualité des adolescents, contrairement à tout ce qui se dit aujourd’hui, et même si nous sommes d’accord sur le fait que l’époque a changé, elle était pour que les parents fichent la paix aux ados sur leur vie sexuelle. Je pense que cette idée selon laquelle à quinze ans, on ne pourrait pas avoir de relation sexuelle consentante, lui aurait paru fausse.