« Au cours des dernières années, j'ai pu lire peut-être une douzaine de fois (...) que la psychanalyse était à présent morte, qu'elle était définitivement dépassée et éliminée 1. » Nous étions en 1914 et Sigmund Freud souriait de ces avis mortuaires. Neuf décennies plus tard, la psychanalyse serait « en crise », certains la disent menacée par « une culture hygiéniste, normalisante et sécuritaire ». Et pourtant, elle garde une place de choix sur la table des libraires, on prétend même qu'elle aurait « pris le pouvoir dans les médias », sans parler de ses succès au cinéma.
N'y a-t-il pas malentendu ? Quand on parle de psychanalyse aujourd'hui, de quoi parle-t-on ? Nous avons choisi de laisser de côté cette « boîte noire » qu'est sa pratique en cabinet pour comprendre, au regard d'une enquête, ce qu'est la psychanalyse aux yeux de la société : que voit-on d'elle dans les médias ? Que sait-on de ses usages, de ses institutions propres, du nombre de psychanalystes en exercice ? Quelle est sa place à l'université, dans la recherche et dans l'enseignement ?
« Ce n'est pas par hasard que le regard de nos sociétés occidentales a quelque peu changé au long du siècle dernier sur la sexualité, l'enfance, la féminité, l'homosexualité, l'aliénation, etc. Marx, Freud et quelques autres sont passés par là, Freud qui voyait d'ailleurs plus d'importance dans le rôle préventif et culturel de la psychanalyse que dans sa fonction thérapeutique », explique Alain de Mijolla. Le président fondateur de l'Association internationale d'histoire de la psychanalyse, auteur de Préhistoires de familles (Puf, 2004), rappelle ainsi qu'en dépit des contestations sur son caractère scientifique, sur sa valeur thérapeutique et sur son interprétation des phénomènes psychologiques, l'impact de la psychanalyse n'est plus mis en question par personne... Celle que l'on dit au carrefour des sciences, de la littérature et de la philosophie est aussi, surtout, « un événement culturel » qui affecte l'ensemble de la société.
Une certaine image de la psychanalyse...
Le visage barbu du savant Freud fait partie des cartes postales, ses concepts - « complexe », « refoulement », « libido » - agrémentent les discussions de la vie quotidienne, qu'éclairent de temps à autre l'interprétation d'un rêve ou le glissement compromettant d'un lapsus. Les magazines féminins ont désormais leur rubrique « psycho », tous à la traîne derrière le magazine Psychologies qui caracole en tête des ventes, tandis que les ouvrages grand public sur le « bien-être », le « développement personnel » ou la « quête de soi » font le bonheur des maisons d'édition et de leurs auteurs. Rares sont les émissions de télé ou de radio où les « psys » n'interviennent pour donner leur avis sur un cas, une histoire, un problème, un malheur, un choix de vie. L'estampille « psy » fait vendre et gonfler l'audimat. Les « psys » auraient, dit-on, conquis les médias. Et la psychanalyse dans tout ça ?
En France, c'est à travers la voix de Françoise Dolto que la psychanalyse fait sa première grande incursion médiatique. Des millions d'auditeurs de France Inter découvrent, à l'automne 1976, l'émission « Lorsque l'enfant paraît », ils « vont y capter une nouvelle voix, écouter un nouveau discours, entendre une nouvelle sensibilité que les ondes avaient jusqu'alors plutôt ignorés », raconte la sociologue Dominique Mehl dans La Bonne Parole 2. La psychanalyse trouve là un nouveau champ d'existence, hors de la consultation privée, du face-à-face secret, elle s'adresse à un public large, invisible et anonyme. Large public qu'elle conquit dans la foulée à la télévision, dans l'émission « Psyshow », où le psychanalyste Serge Leclaire reçoit des couples, écoute leurs problèmes, les interroge sur leur passé et leur prodigue des conseils.
Depuis F. Dolto, la parole propagée par les psychanalystes à l'adresse du grand public ne s'est jamais tarie. Une parole circonscrite aux sujets d'inquiétude actuels, reflets d'un certain désarroi, que sont la parenté, l'enfance, ses rites, ses problèmes. Une parole entendue, sollicitée, puisqu'aujourd'hui, la plupart des radios et des chaînes principales affichent dans leurs grilles de programme des émissions dites « psy », sous diverses formes - « La famille dans tous ses états », « Christian psy show », « Ça se discute », « Vie privée, vie publique » - dans lesquelles le « psy » est régulièrement sollicité comme expert. Mais cette parole n'est pas sans poser question... L'omniprésence des « psy » à la télévision et dans les médias grand public a tendance à brouiller les cartes, et celle de la psychanalyse en particulier. Le vocable « psy » désigne en effet tout à la fois le psychanalyste, le psychologue ou le psychiatre. Le public ne fait, semble-t-il, pas la différence entre les approches comportementaliste, cognitiviste, et la psychanalyse. Le psychanalyste Serge Tisseron rappelle qu'« il y a (...) toujours quelque chose de la vie psychique qui échappe à la conscience. Et c'est parce qu'ils le rappellent que les psychanalystes sont de plus en plus réduits à la portion congrue dans les médias. Ils font compliqué à un moment où tout doit paraître simple3 ! »
Un rôle médiatique contesté
Le rôle que la psychanalyse est amenée à jouer dans les médias l'invite à sans cesse redéfinir ses contours. Or sur ce point, l'avis des psychanalystes n'est pas unanime. Le psychanalyste Gérard Miller, pourtant familier des plateaux de télévision et de radio, nous confie qu'il a toujours mis un point d'honneur « à ne jamais rien y faire qui puisse évoquer la psychanalyse autrement que par allusion ». Il y a en effet, selon lui, « une contradiction irréductible entre la médiatisation et la psychanalyse. La psychanalyse s'intéresse au cas par cas, à chacun dans ce qu'il a de plus singulier. Les médias, à plus forte raison les grands médias, sont dans la massification, la standardisation, l'homogénéisation. La contradiction est irréductible car statutaire. » Ainsi précise-t-il qu'« un psychanalyste doit savoir qu'il pourra tout au plus faire entrevoir dans cette moulinette à images qu'est la télévision, l'existence d'une pratique à l'extérieur du média lui-même, comme on pourrait faire entrevoir par l'encoignure d'une porte ouverte ce qui se passe dans une autre pièce. »
La psychanalyste Claude Halmos, elle, s'y prête plus volontiers, qui répond aux lettres des lecteurs du magazine Psychologies depuis des années. Mais ce partage médiatique n'est pas sans conditions : la psychanalyste s'impose en effet des limites déontologiques et éthiques, en se gardant de toute interprétation sauvage ou d'apporter un diagnostic. « Intervenir dans les médias de façon sérieuse, dit-elle, c'est-à-dire de façon à donner au public une véritable information et la possibilité de la penser (y compris pour la réfuter) est un travail. » Ce travail qu'effectue C. Halmos se rapproche à bien des égards de celui de F. Dolto, « qui demandait aux auditeurs de lui envoyer des lettres circonstanciées, travaillées. Elle refusait - à juste titre - la position du psy devin ou distributeur automatique d'explications 4 ».