Gilles Deleuze a rencontré un grand écho auprès d'un public non philosophe et assez hétérogène. Comment expliquez-vous l'attrait de sa pensée hors du champ philosophique institutionnel ?
Il y a bien d'autres exemples de philosophes dont les oeuvres ont été lues et appréciées hors de l'institution : de Henri Bergson à Michel Foucault, en passant par Jean-Paul Sartre, c'est un trait typiquement français qui tient sans doute à un certain héritage scolaire de la philosophie dans le public cultivé, qui la rend en quelque sorte plus assimilable qu'ailleurs. Dans le cas de G. Deleuze, ce qui est frappant, c'est que sa philosophie, tout en présentant une certaine puissance de séduction liée au style, est en même temps une philosophie difficile, extrêmement composée, texturée. Avec un peu d'entraînement, vous reconnaîtrez partout des tours de main philosophiques assez virtuoses, mais masqués ou habillés, comme chez les bons prestidigitateurs. Il faut d'ailleurs s'entendre sur ce qu'on appelle un « écho » public. Je connais peu de non-philosophes qui ont fait l'effort de lire Spinoza et le problème de l'expression, Le Bergsonisme, ou même le grand oeuvre deleuzien, Différence et Répétition (1969). Sa popularité, G. Deleuze la doit surtout à quelques livres publiés dans l'intention expresse de déplacer la réception traditionnelle des livres de philosophie universitaire : L'Anti-OEdipe (1972), Mille plateaux (1980), mais aussi Dialogues (1977), le livre d'entretiens avec Claire Parnet, qui annonce déjà le style direct, vraiment populaire, de L'Abécédaire (1988-1989), ou encore Qu'est-ce que la philosophie ? (1992), que beaucoup de curieux ont acheté en croyant y trouver une introduction pédagogique à la philosophie...
Il faut ajouter à cela l'intérêt de G. Deleuze pour la littérature, l'art et, plus tardivement, la politique. A vrai dire, je crois que sa singularité tient moins à sa popularité (bien réelle mais peu surprenante au fond) qu'au fait qu'il se prête si bien à un double régime de lecture : une lecture savante et une lecture populaire. Les livres sur Franz Kafka, Marcel Proust, Francis Bacon ou le cinéma touchent un public large mais ne sont pas moins « techniques » que les autres. D'un autre côté, les denses monographies qu'il a consacrées à quelques grandes figures de l'histoire de la philosophie (Baruch Spinoza, Emmanuel Kant, David Hume, Friedrich Nietzsche) sont recommandées par les professeurs des khâgnes et des universités mais je doute qu'elles soient beaucoup lues en dehors de ces cercles. Ce Deleuze-là, qui a formé des générations de jeunes philosophes (deleuziens ou non), reste une référence beaucoup plus acceptable que Jacques Derrida du point de vue de l'institution philosophique.