Enfances à la marge

Anouk F. est professeure des écoles dans le sud de la France, dans une école accueillant des enfants allophones. Dans Merci maîtresse ! elle raconte avec son style personnel, empreint de sensibilité, le quotidien de sa classe Rep, où elle accueille des enfants de familles souvent précaires. L’exil, les violences parentales, les relations conflictuelles mais aussi parfois pleines d’amour se donnent à voir dans les comportements de ses petits élèves.

1602144673_facebook-shared-image.jpeg

Ils sont vingt-deux. Ils sont sages, me regardent tous avec de grands yeux ronds. J’en vois certains qui me scannent, cherchent la faille, scrutent le moindre détail.

Vingt-deux petits individus avec chacun son histoire, son futur à construire et son passé à trimballer. Un passé qui pèse parfois bien trop lourd pour de si petites épaules. Mais à l’entrée de l’école, on a déposé un grand sac dans lequel ils apprendront à vider chaque matin un peu de leur si grosse valise pour se sentir plus légers. Peu à peu, ils oublieront peut-être de reprendre tout ça en repartant…

Les cheveux crépus de Valentine montent à la verticale sur sa tête et masqueraient presque sa voisine de derrière. L’année dernière déjà, j’avais noté dans les couloirs son air timide et ses yeux qui cherchent toujours à se cacher. Cette fois, ils sont baissés sur cette feuille et ne se relèveront pas tant qu’elle n’aura pas terminé d’écrire la date que j’ai copiée au tableau. Valentine, elle s’applique. Et elle s’excuse aussi, tout le temps.

Des coups et de vilains mots

À la table de droite, collée contre le mur, il y a Habib. Lui et moi, on se connaît aussi. La récréation, les punitions parce qu’il a tapé les autres « sans faire exprès », son sourire qui aurait presque réussi à me faire fléchir, une ou deux fois. Habib, il veut savoir quand on fera sport, c’est la seule chose qui l’intéresse. Et si je réponds que ce n’est pas aujourd’hui, alors je l’ai perdu jusqu’au lendemain. Erkhan, ce ne sont pas ses coups de pied qui l’ont rendu célèbre dans l’école, mais ses mots. À la cantine, un jour, il a demandé à la petite Sarah si elle voulait bien lui « sucer la bite au p’tit déj ». À 8 ans, forcément, on s’est posé des questions. On a trouvé les réponses là où on aurait préféré les laisser. L’exil, les rencontres de maman, des scènes auxquelles il n’aurait pas dû assister. Erkhan n’a pas encore trouvé comment mettre tous ces mots dans le grand sac, près du portail.

publicité

Il y en a certains, comme Amina, qui n’ont pas l’air d’avoir grand-chose à mettre dans ce sac. Amina, c’est la bonne élève. Celle qu’on voit dans les vidéos diffusées pour les nouveaux enseignants. Celle qui lève le doigt tout le temps, qui répond juste, à chaque fois. Celle que les autres envient. Celle qui pleure aussi, quand elle a oublié une virgule ou une majuscule, même si c’est rare. Celle à laquelle maman ne demande jamais comment elle va en sortant de l’école, mais seulement si elle a réussi son évaluation. Peut-être que c’est à maman qu’il faudra que je montre le sac devant le portail, pour qu’elle y jette un peu de ses attentes afin de les remplacer par un peu plus d’amour.