Erving Goffman, ou le totalitarisme tranquille des « Asiles »

Une institution totalitaire où tout comportement peut être interprété comme une manifestation de la maladie : avec Asiles, en 1961, le sociologue Erving Goffman signe une analyse saisissante de la réalité d’un établissement psychiatrique.

À l’automne 1954, le jeune Erving Goffman reçoit une bourse du National Institute of Mental Health, de Bethesda, dans le Maryland. L’année suivante, le chercheur intègre l’hôpital St Elizabeths de Washington, qu’il fréquentera assidûment pendant une année. À l’époque, l’établissement compte environ 7 000 malades, originaires en majorité du district de Columbia. Officiellement assistant du directeur de St Elizabeths, Goffman a alors le loisir de discuter avec les internés et d’observer scrupuleusement leurs relations avec le personnel. Il en tirera une étude dense et inédite sur le fonctionnement du système asilaire aux États-Unis.

L’hôpital, institution « totale »

Goffman l’affirme et le réaffirme à longueur de pages, et dès l’introduction de son ouvrage : il s’est donné pour mission d’étudier la façon dont « le malade vit subjectivement les rapports avec l’environnement hospitalier », indépendamment de la psychopathologie diagnostiquée. Un parti pris original et audacieux dans une époque où les publications spécialisées relatives aux internés présentent surtout le point de vue des psychiatres. Au moins sa vision partiale, tournée vers l’univers des malades, permet-elle de rétablir l’équilibre, plaide Goffman. Mais comment nouer un contact avec ces derniers dès lors que l’on est présenté comme « l’assistant du directeur » ? Lorsqu’on lui demande les raisons de sa présence, Goffman ne dissimule pas qu’il est là pour étudier la vie de la communauté. Passant son temps avec les malades, il évite de porter une clé de l’établissement ou encore de se montrer avec le personnel hospitalier. C’est peut-être à cela que tiennent la précision et la finesse de ses observations. Il décrit en effet avec force détails l’univers de ceux qu’il nomme les « reclus », leurs histoires, leurs discours, leurs habitudes.

Les observations que Goffman tire de ces mois passés dans l’univers asilaire lui permettent surtout d’avancer un concept-phare de son étude, celui d’institution « totale » ou totalitaire 1. « On peut définir l’institution totalitaire comme un lieu de résidence ou de travail où un grand nombre d’individus, placés dans une même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées », écrit-il ainsi.

Les prisons et les hôpitaux psychiatriques en constituent de bons exemples, soulève le chercheur, qui s’attache à décrire les caractères généraux des institutions totalitaires. Il commence par en souligner les différences avec le commun des sociétés modernes : dans celles-ci, l’individu dort, se distrait et travaille dans des endroits différents. Les institutions totalitaires, elles, brisent les frontières entre ces trois champs d’activité. Dès lors, tous les aspects de l’existence s’inscrivent dans le même cadre. « Ensuite, chaque phase de la vie quotidienne de l’individu se déroule en relation de promiscuité avec un grand nombre de personnes, soumises aux mêmes obligations, poursuit Goffman. Les différentes activités sont enfin regroupées selon un plan unique et rationnel, répondant au but de l’institution. » Le jeune sociologue prend soin de préciser que ces caractéristiques prises isolément se retrouvent dans un grand nombre d’institutions non totalitaires. Mais leur cumul caractérise l’institution totale.