Depuis les attaques du 7 octobre 2023 du Hamas en Israël et les bombardements massifs de l’État hébreu sur la bande de Gaza, les actes antisémites en France ont explosé. Le ministère de l’Intérieur en a dénombré 1 676 l’an dernier, contre 436 une année auparavant. Les Français sont 76 % à estimer que le phénomène est « répandu » et « en augmentation » 1, chiffre qui monte même à 92 % chez les Français juifs. Que se passe-t-il donc au pays des Lumières – celui-là même qui, en 1791, fut le premier au monde à accorder la citoyenneté à ses ressortissants juifs ?
Publiée par l’Ifop, une « Radiographie de l’antisémitisme en 2024 » met en avant cinq causes identifiées par les personnes sondées : le rejet et la haine d’Israël, les idées islamistes, les idées d’extrême gauche, les théories du complot et les idées d’extrême droite. Les deux premiers motifs sont identifiés comme les facteurs principaux de la montée de l’antisémitisme aussi bien par l’ensemble des Français (57 % évoquent le rejet d’Israël et 45 % les idées islamistes) que par les Français de confession juive (73 % mentionnent la haine d’Israël, 56 % l’islamisme). Les choses sont plus contrastées concernant les trois autres facteurs, notamment au sujet du rôle des idées d’extrême gauche et d’extrême droite. Les Français juifs mettent en effet particulièrement l’accent sur le rôle des idées d’extrême gauche (42 %, contre 16 % pour l’ensemble des Français) et jugent la responsabilité des idées d’extrême droite négligeable (10 % contre 33 %).
Porté par un vieil antijudaïsme chrétien, l’antisémitisme a pourtant longtemps été un marqueur idéologique de premier plan pour l’extrême droite. Mais des chercheurs, à l’instar de Pierre-André Taguieff au début des années 2000 ou Eva Illouz aujourd’hui 2, estiment qu’il existe une « nouvelle judéophobie ». Se nourrissant de l’antisionisme et de la critique d’Israël, elle serait portée essentiellement par l’extrême gauche et l’islamisme, quand l’extrême droite n’y aurait plus tant sa part. Assisterait-on à une reconfiguration contemporaine de la haine des Juifs ?
un marqueur historique de l’extrême droite
Cette question est une des plus polémiques du moment. Pour prendre le recul nécessaire et l’instruire avec sérieux, un détour par l’histoire s’impose. Le terme même « antisémitisme » apparaît en Allemagne dans les années 1860 au moment où les puissances occidentales, dans le sillage de la Révolution française, développent de nouveaux droits civiques et accordent la citoyenneté à des minorités, comme les Juifs, qui en étaient jusque-là exclus. C’est aussi le moment où se développe une vision racialiste des humains. L’antisémitisme en est une prolongation : il désigne les Juifs européens comme des Sémites, ennemis intérieurs des sociétés aryennes et chrétiennes.
En France, le polémiste d’extrême droite Édouard Drumont, avec l’ouvrage La France juive (1886), réalise en quelque sorte une synthèse entre l’antijudaïsme hérité du christianisme médiéval et ce nouvel antisémitisme racialiste pseudoscientifique. Il séduit vite les réactionnaires et nationalistes de tous bords, attachés à la croyance en une inégalité fondamentale entre les « races ». Comme l’explique l’historien Gérard Noiriel, « la matrice du discours antisémite reposait sur une équivalence entre Juif et étranger. C’est la raison pour laquelle on peut considérer que l’antisémitisme est une forme de nationalisme » (Immigration, antisémitisme et racisme en France, 19e20e siècle, 2007).
À la fin du 19e siècle, dans un contexte où l’antisémitisme est très répandu en France, les forces de gauche s’en détournent à compter du moment où elles choisissent massivement, dans les pas d’Émile Zola et Jean Jaurès, de soutenir le capitaine Dreyfus. Elles laissent alors en un sens le monopole de l’antisémitisme militant à l’extrême droite. De l’Action française de Charles Maurras, née en 1899, aux fascismes des années 1930, celle-ci n’aura de cesse de se déchaîner contre Léon Blum et tous ceux qu’elle verra comme les tenants d’une « juiverie » fomenteuse de guerres et destructrice de la société traditionnelle. L’extrême droite s’approprie le discours antisémite jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Abîmée dans la collaboration vichyste et la participation à la Shoah, elle se fera ensuite plus discrète sur ses obsessions antijuives.
L’antisémitisme d’extrême droite revient sur le devant de la scène, tout en se reformulant, dans les années 1980. Des figures négationnistes comme Robert Faurisson et Henri Roques, entreprennent alors de nier la réalité de la Shoah. Jean-Marie Le Pen, cofondateur en 1972 du Front national, leur emboîte le pas en qualifiant en 1987 les chambres à gaz de « point de détail » de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Cette fin de 20e siècle est également marquée par la profanation, en 1990, du cimetière juif de Carpentras par des néonazis, un événement qui suscite une vive émotion dans l’opinion publique.