Extension du domaine des poisons

L’Ère du toxique. Essai sur le nouveau malaise dans la civilisation, Clotilde Leguil, PUF, 2023, 18 €.

16928642020_Lere-du-toxique.jpg

« Toxique » est un « mot qui s’est invité dans notre discours », et qui s’impose désormais partout, sans que nous en mesurions exactement la portée et les enjeux. Que voulons-nous dire quand nous qualifions de toxique une relation amoureuse, une forme d’exercice du pouvoir ou une idéologie ? Dans le prolongement de son précédent essai, Céder n’est pas consentir (2021), Clotilde Leguil explore ici l’extension croissante de « cette étrange région de l’existence où (…) le sujet force son propre consentement » pour son plus grand malheur. Certes, il a toujours existé des substances toxiques, à savoir les stupéfiants et les drogues, mais c’est autre chose qui se joue aujourd’hui : loin de se cantonner au domaine de la chimie et de la pharmacopée, le toxique a contaminé le champ « du lien social, du lien amoureux, du lien à la nature ». Comme un angoissant « nouveau malaise dans la civilisation », note la philosophe nourrie de psychanalyse lacanienne, nous serions entrés dans l’ère de notre propre assujettissement à ce qui nous empoisonne et devenus en même temps plus sensibles aux différentes formes d’abus, d’emprise et de domination. Pulsion destructrice aussi bien dans notre sexualité que dans notre rapport à la planète, dans l’abus des corps comme dans celui des ressources dont nous profitons sans égard pour le vivant, le toxique est le nom de cet affect troublant qui, « au carrefour du plus intime et du plus collectif », mêle la jouissance à la souffrance. C’est seulement après coup que nous commençons à comprendre qu’une jouissance sans limite finit par se retourner contre nous et nous asphyxier. Il nous faut passer par l’épreuve de ce danger aussi impalpable qu’omniprésent, qui se situe « à la fois du côté de l’autre, mais aussi en nous », pour prendre conscience de notre vulnérabilité, de notre exposition et de notre dépendance. Cela représente comme un premier pas pour nous désintoxiquer et retrouver ainsi le sens de notre désir qui s’est perdu.