Mes enfants et mon mari embarqués dans la tornade (Marie)
Exaltée, je me sens en contact avec le divin
Dans mes moments de désinhibition et d’euphorie, j’ai des discussions sans fin avec les gens de ma rue. Je recherche les plus simples, et souvent les plus paumés. Je drague allègrement le brocanteur du coin, j’invite la fleuriste à venir chez moi, j’achète de la déco autant pour faire plaisir au commerçant que pour rendre mon monde plus beau. Plus de barrières sociales, plus de différences, le monde est grand ! Et c’est Dieu même qui m’accompagne dans cette recherche effrénée de contacts, dans ce don de sourires, dans ces échanges de paroles, dans cette vision d’un monde idéal où la joie règne pour chacun. Je suis une véritable héroïne d’avoir compris cela, de traîner dans la rue, de parler avec les largués, de devenir l’humble des humbles, d’aimer l’humanité. Plus de contraintes non plus, plus de quotidien fade et pesant, tout est exceptionnel et unique à la fois. Le plaisir est absolu, c’est un enchaînement de ravissements sans fin. Après le jour qui est merveilleux viendra la nuit encore plus fantastique. Et les heures s’enchaînent ainsi, dans la recherche d’une volupté presque mystique. Je suis en contact avec le divin.
Ai-je vraiment été sans danger pour les autres ?
Mais ai-je toujours été dans ce monde si beau ? Mon état m’emmenait-il forcément dans l’exaltation et l’euphorie ? Et ai-je été sans danger pour les autres ? Que pourrait dire mon fils Pierre à qui je déclare, alors qu’il a 12 ans, des contre-vérités délirantes, à savoir que ses parents vont divorcer, qu’il faut choisir entre papa et maman, que papa est dangereux, qu’il fait partie de groupuscules d’extrême droite, que de toute façon il a une double vie avec une Hollandaise, ce qui explique ses nombreux déplacements dans ce pays, etc. et que je vois mon Pierre s’effondrer, en pleine gare, courir à toutes jambes, refuser de revenir, batailler et me fuir ? Dans mon élan, je l’emmène en train pour Paris, alors que nous habitions à ce moment-là à Bruxelles, jusqu’à ce que Blandine – ma belle-sœur –, vienne nous récupérer, prévenue je ne sais comment.
De son côté, Guillaume, inquiet, décide de toute urgence de prendre la route malgré la distance. Persuadée qu’il est nocif, je refuse catégoriquement de le voir. Je me résigne finalement, et il m’emmène – le traître ! – directement chez le psychiatre, chez qui je hurle littéralement pour le convaincre qu’il n’est pas nécessaire de m’hospitaliser. Pendant un long moment, nous sommes dans une sorte de négociation au coude à coude. Bien sûr, légalement celui-ci aurait pu m’hospitaliser de force, mais par souci éthique, il veut avoir l’assentiment de son patient. Il me laisse donc vingt-quatre heures de liberté supplémentaire, pendant lesquelles je vais dormir chez une amie – refusant toujours de voir mon mari – avec un gros cachet pour ne pas passer une nuit de plus sans sommeil. Et j’honore le lendemain, avec des pieds de plomb, mon rendez-vous à l’hôpital.
Je ne reparlai jamais de cet épisode à Pierre, qui lui-même ne m’a jamais posé de question. Les choses s’en sont allées ainsi. Qu’a-t-il pensé de cela ? Et que lui a-t-on dit ? Que lui en reste-t-il aujourd’hui ? Sept ans plus tard, devenu majeur, il me dit, dans un mouvement de colère : « De toute façon, je ne crois pas en la famille ! » Je n’arrive pas à penser que cette phrase est le fruit d’une simple provocation. N’est-elle pas aussi le résidu de cette histoire ? En l’entendant ainsi, c’est le plus cuisant de mes souvenirs qui me revenait à la figure. Ce jour de folie où j’avais brisé le rêve d’unité familiale d’un enfant, le mien, brutalement et d’un coup sec, comme avec un pic à glace aiguisé. Ce jour où je lui avais insufflé le doute, où j’avais brouillé la vérité, démantibulé l’amour, défiguré le père. Ce jour où il dut penser que tout n’était que faux, l’édifice factice, la famille bouffonnerie. Ce n’était pas seulement une mère qui délirait, c’était un monde qui s’écroulait à ses yeux. Et moi, croyant le protéger, je n’avais été que mauvaise fée, vilaine mère, maman destructrice. Ce jour-là, oui, j’en sûre, j’ai – bien malgré moi – fait un mal infini à mon Pierre.