Extrait de l'ouvrage : L'Atteinte du corps

« ‘‘Qu’on m’enlève un sein, je ne pourrais jamais le supporter’’, disent beaucoup de femmes. Pourquoi attacher tant d’importance à un organe qui n’a aucune nécessité vitale ? Pourquoi tant d’angoisse ? »

Chapitre 4

Mastectomie, la dimension psychique à l’œuvre

Les implications physiques et psychiques de la mastectomie ont contribué à imposer la reconnaissance et l’étude des retentissements psychiques du cancer du sein et de ses traitements. Car les médecins s’inquiétaient, d’une part de l’état psychique dans lequel ce cancer et ses traitements plongeaient nombre de femmes, d’autre part du caractère nécessairement douloureux, mutilant et invalidant des traitements.

La conjonction de ces deux facteurs aboutissait à des difficultés dans la prise en charge : refus des traitements, réactions violentes ou dépressives. La question du « moral », autrement dit, du facteur psy se posait en arrière-plan. Depuis toujours, on a l’idée que ce facteur contribue (dans une mesure inconnue) à l’efficacité de la médecine.

Dans l’étude clinique de ce facteur psy, la collaboration entre psychanalystes et soignants a été essentielle, les uns et les autres apportant leurs observations. La méthode psychanalytique a permis de repérer ce qui ne s’exprime qu’indirectement et d’en tenir compte, tout en respectant l’intimité du sujet. À l’inverse de ce qui était initialement supposé, il est rapidement apparu que les réactions des femmes au cancer du sein ne dépendent pas uniquement de leur équilibre psychique, ni de leur force morale ou de leur volonté, ni non plus de la cohésion familiale. Tous ces facteurs entrent en jeu, mais ne suffisent pas à expliquer la réalité telle qu’elle est observée, ni non plus pour prédire comment telle ou telle femme, apparemment fragile ou au contraire solide et bien armée, réagira à la maladie et aux traitements.

UNE SOUFFRANCE INEXPRIMABLE

Ces constats incitent à penser qu’un autre facteur entre en jeu : quelque chose qui n’est pas dit, qui ne le sera peut-être jamais, et qui semble indicible.

publicité

Il s’agit d’une douleur muette, d’une dimension de la souffrance qui ne peut s’énoncer. On tente de l’anesthésier, elle est pourtant présente. Elle ne se manifeste que de façon latérale et indirecte, en se déplaçant sur des situations objectivement pénibles (traitements, relations avec les soignants). Elle majore les douleurs, multiplie les plaintes, induit des malentendus, les aggrave ou les rend insolubles.

Ce n’est qu’après coup, lorsque la situation traumatique se trouve dépassée, lorsqu’elles ont pris acte du fait de la mutilation, « oublié » les traitements pénibles et l’incertitude concernant leurs effets, que certaines femmes – pas toutes – témoignent de ce qu’a été pour elles cette traversée de la maladie et cette plongée dans le monde de la médecine. Ce qu’elles en disent – et ce qu’elles en laissent entendre – permet de se faire une idée des raisons pour lesquelles d’autres n’en parlent jamais, voire ne s’en remettent pas.

Certes, les circonstances ne sont pas favorables à l’expression de cette douleur. « Tant d’histoires pour une si petite chose », dit une patiente après une mastectomie bilatérale à laquelle elle ne parvient pas à se faire. Quand on se trouve entre la vie et la mort, convient-il de se désoler pour la séduction perdue (ou supposée telle), pour la vie amoureuse remise en cause ? Ceci, même lorsqu’on a « passé l’âge », qu’on a des enfants, voire des petits-enfants... Il y a comme de l’indécence à faire intervenir de tels soucis dans un contexte où d’autres perdent leurs fonctions vitales, souffrent et meurent.