Extrait de l'ouvrage : L'indifférence, la sagesse des bienveillants

Jean-François Bossy,

L’Indifférence, la sagesse des bienveillants,

les Éditions de l’Opportun, 2020, 208 pages, 15,90 euros.

Le plus souvent associée à une certaine forme d’individualisme, voire d’inhumanité, l’indifférence est très souvent considérée comme un défaut majeur. Condamnée par nos sociétés – qui ont pourtant accepté l’égoïsme, l’avidité ou encore la colère – l’indifférence est pourtant aussi la condition indispensable pour ne pas se laisser submerger par l’émotion ou la passion et, ainsi, rester maître de soi. Elle est bien souvent un gage du respect d’autrui et de sa liberté, le contre-poison à la curiosité malsaine et à toutes les formes d’hostilités qui se camouflent derrière l’intérêt que nous prétendons porter aux autres.

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Jean-François Bossy

Jean-François Bossy est professeur en classes préparatoires au lycée Marcelin Berthelot et maître de conférences à Sciences Po.

 

Mise en garde : hypersensibilité, ou banalité du mal ?

« Vous devez tout particulièrement vous corriger de ce défaut dont nous, Germains, avons souvent fait preuve au cours de nos deux ou trois mille ans d’histoire. Un défaut qui, dans certaines situations, peut être une vertu, mais qui, dans de nombreuses situations, a presque provoqué la ruine de notre peuple. Ce défaut, c’est notre hypersensibilité… »

On s’étonnera qu’Himmler (1900-1945), « Chef suprême » du système concentrationnaire nazi, se déclare hypersensible, lui et son peuple. À vrai dire, la triste et troublante ironie de ces paroles augmente, quand on sait qu’il s’agit d’un discours adressé aux élèves de ces écoles consacrées, sous le IIIe Reich, à former la future élite S.S. les Napola. D’ordinaire en effet, c’est bien l’insensibilité, et l’indifférence au sort de l’humanité non nazie qu’auront enseignées et pratiquées à large échelle les dirigeants S.S. Un autre discours en témoigne, daté d’octobre 1943, où il est dit ceci :

« Je voudrais aussi vous parler très franchement d’un sujet extrêmement important. [...] L’évacuation des Juifs, l’extermination du peuple juif. [...] « Le peuple juif sera exterminé », dit chaque membre du Parti, « c’est clair dans notre programme : élimination des Juifs, extermination : nous le ferons ». Et puis, ils arrivent, 80 millions de braves Allemands, et chacun a son « bon Juif ». « Évidemment les autres sont des porcs, mais celui-là est un Juif de première qualité. Pas un de ceux qui parlent ainsi n’a vu ce qui se passe. Pas un n’était sur place. La plupart d’entre vous savent ce que c’est que de voir un monceau de 100 cadavres ou de 500 ou de 1 000. Être passé par là, et – excepté les cas de faiblesse humaine, en même temps, être resté correct, voilà qui nous a endurcis. C’est une page de notre histoire qui n’a jamais été écrite et ne le sera jamais. »

L’hypersensibilité de tous ces « braves allemands » qui ont chacun leur « bon Juif », voilà le défaut du peuple, la faiblesse qu’il faut surmonter, afin de « s’endurcir », tout en restant « corrects » et atteindre la grande indifférence du surhomme.

Pourtant, notre première citation reste plurivoque, l’identification de Himmler à un peuple d’hypersensibles persiste et signe, et notre sentiment d’étrangeté avec : Himmler, on l’a lu, ne s’exclut pas de ce peuple d’hypersensibles.