Extrait du chapitre I
Parler d’argent pour mieux parler d’amour
Les stratégies budgétaires du couple
Tout ce qui est à toi est à moi, un seul compte bancaire
En 2010, selon une enquête Insee, parmi les couples qui vivent ensemble depuis au moins un an et dont un est actif, 64 % déclarent mettre en commun leurs revenus. Ce cadre-là est plus fréquent chez les couples mariés ou qui ont au minimum un enfant, et quand l’un est inactif. Il l’est moins quand il ne s’agit pas d’une première union et quand le niveau d’études des partenaires est élevé ainsi que leur niveau de vie. Ce modèle se met souvent en place comme allant de soi.
Que nous dit-il de la place de l’argent dans ce type d’organisation ?
La vision du couple est unitaire, solidaire, fusionnelle. On se projette sur un registre du partage qui vise à effacer les différences d’apport si elles existent. Le couple est une communauté. Symboliquement, cela signifie qu’un partenaire + un autre partenaire = un couple (1 + 1 = 1). Le « nous » est fort, constitué de deux « je » qui s’y fondent. Une grande confiance mutuelle règne. C’est la preuve d’un profond engagement envers le couple et sa durée.
Tout se passe comme si on voulait gommer la dimension économique de l’argent pour ne retenir que sa valeur domestique, comme si, en mettant tout en commun, on « blanchissait » l’origine inégalitaire de l’argent du ménage pour le mettre au service du bien-être du couple. Il contribuerait donc à la bonne entente.
Mais cet idéal génère inévitablement des tensions. Basé sur une représentation du couple plutôt fusionnelle, que fait-on quand les besoins, les désirs, les priorités ne sont pas les mêmes, divergent ? Que risque-til de se passer au niveau de l’économie cachée du couple, quand les jeux relationnels ne sont pas conformes à l’idéal espéré par cette organisation ? Cette mise en commun rend, en effet, plus difficiles l’expression et l’acceptation des différences. Il serait plus exact de dire que les discussions, les oppositions qui apparaissent forcément à un moment ou à un autre vont à l’encontre de cet idéal d’union.
Il peut engendrer aussi un sentiment de culpabilité pour celui qui – femme ou homme (si celui-ci est au chômage par exemple, ou a un salaire moins élevé), ne gagnant pas d’argent, ou en gagnant moins – ne s’autorisera pas à disposer librement d’un salaire qu’il n’a pas apporté au « pot commun ». Culpabilité qui ne vient donc pas nécessairement de celui qui est pourvoyeur – et qui peut être dans une position assumée de « donner davantage » sur le plan financier –, mais de celui qui reçoit et peut ne pas se sentir légitime à dépenser. Telle femme n’osera pas s’acheter la petite robe qui lui plaît pour ne pas grever le compte alimenté par le mari, même si celui-ci l’y encourage.
Cette inégalité d’apports peut engendrer aussi une mauvaise image de soi, voire de la honte, tant il est vrai que, dans notre société, « sans argent, on ne vaut pas grand-chose » ! Disqualification, renoncement à ses besoins et à ses désirs pouvant aller jusqu’au sentiment de se perdre soi-même de vue, au point de ne plus savoir ce que l’on souhaite, ce qui serait bien pour soi.