chapitre 8 : Lire les visages
« Enfin j’étais embarrassé devant certains de ses regards, de ses sourires. Ils pouvaient signifier mœurs faciles, mais aussi gaîté un peu bête d’une jeune fille sémillante mais ayant un fond d’honnêteté. Une même expression, de figure comme de langage, pouvant comporter diverses acceptions, j’étais hésitant comme un élève devant les difficultés d’une version grecque. »
Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs.
Les visages humains se ressemblent beaucoup. Ils partagent tous la même structure : deux yeux, un nez, une bouche dans une forme ovale, le plus souvent surmontée de cheveux. La possibilité de mobilité de ses composants est de plus assez réduite. Les yeux peuvent bouger, légèrement, la bouche marquer plusieurs positions des lèvres… Pourtant, la reconnaissance des visages et des informations qu’ils portent joue un rôle extrêmement important. Nos relations sociales sont organisées autour du fait que nous identifions, ou pas, les personnes que nous croisons. En outre, une part considérable de notre vie est liée à ce que nous « lisons » sur les visages. Les émotions qu’ils traduisent, le fait que nous les trouvons beaux et attractifs, ou pas, et de nombreux autres paramètres influencent en permanence les interactions sociales. (…)
Développement de la capacité à « lire » les visages
Pour être capable d’une grande précision dans la « lecture » des visages que nous rencontrons, nous développons une expertise qui commence dès les premières heures de la vie.
Dans l’une de ses études, la chercheuse canadienne Catherine Mondloch et ses collaborateurs montrent ainsi que, après une heure de vie, les bébés regardent davantage un ovale comportant deux points symbolisant des yeux au-dessus d’un point symbolisant le nez qu’un ovale dans lequel le point seul est à la hauteur des yeux et les deux points à celle du nez. Sur la base de ces premières prédispositions, les compétences de l’humain en matière de lecture des visages se mettent ensuite en place progressivement. Dans une recherche portant sur des bébés de 6 et 9 mois, le chercheur Olivier Pascalis et ses collaborateurs montrent, par exemple, un tournant important entre ces deux âges. Ces auteurs utilisent une tâche consistant à présenter à des bébés un écran comportant deux visages côte à côte. Dans toutes les paires de visages, l’un a déjà été montré précédemment aux enfants et l’autre est nouveau. Cette tâche est classique dans les travaux sur les bébés. Elle s’appuie sur le fait qu’un jeune enfant, lorsqu’on lui présente deux images, regarde toujours plus longtemps une image nouvelle qu’une image déjà connue. Ce phénomène, la préférence pour la nouveauté, permet de juger des capacités de discrimination. L’idée des auteurs est que si, lorsqu’on leur présente deux visages, les bébés regardent davantage celui qui est nouveau, c’est qu’ils possèdent des capacités de discrimination qui leur permettent de distinguer les différents visages, et ainsi de juger comme tel un visage déjà vu.
Dans leur expérience, les auteurs présentent aux bébés, selon les essais, soit des paires de visages humains, soit des paires de visages de singes. Pascalis et ses collaborateurs observent que les bébés de 6 mois regardent chaque fois davantage le visage nouveau, qu’il s’agisse des visages d’humains ou de singes. Ce résultat montre qu’à 6 mois les enfants distinguent un visage humain d’un autre visage humain, et un visage de singe d’un autre visage de singe. À 9 mois par contre, les résultats observés sont très différents. Si les bébés de 9 mois regardent toujours plus un visage humain nouveau qu’un visage humain déjà vu, ce n’est plus le cas pour les visages de singes. À cet âge, les enfants regardent aussi longtemps les deux visages de singes, le nouveau et celui déjà vu. Ce qui est observé chez les bébés de 9 mois l’est également chez un groupe d’adultes soumis à la même expérience. Ce résultat montre qu’entre 6 et 9 mois un changement important s’opère chez les bébés. Ils perdent leur capacité à discriminer les visages de singes.