Bessel van der Kolk, Le Corps n’oublie rien. Le cerveau, l’esprit et le corps dans la guérison du traumatisme, Albin Michel, 2018, 592 pages, 27 euros.
Le traumatisme fait partie de la vie. Et le corps en garde les traces et une mémoire qui imprègne nos émotions. Le psychiatre Bessel van der Kolk a passé quarante ans à soigner des survivants. En racontant les histoires vécues par ses patients (vétérans, femmes et enfants maltraités, victimes d’accidents ou d’agressions), il entraîne le lecteur dans un parcours passionnant à travers les méandres du syndrome du stress post-traumatique. Unique en son genre, ce livre conjugue neurosciences, pratique clinique et réflexion sur la maladie. Il montre notre extraordinaire capacité à souffrir, mais aussi à guérir, en offrant de nouveaux espoirs pour retrouver goût à la vie.
Bessel van der Kolk
Bessel van der Kolk, psychiatre américain d'origine néerlandaise, spécialiste du syndrome de stress post-traumatique, professeur de psychiatrie à la Boston University, a fondé le Trauma Center de Boston.
DÉCOUVRIR LES SECRETS : LE PROBLÈME DU SOUVENIR TRAUMATIQUE
Au printemps 2002, on m’a demandé d’examiner un jeune homme qui affirmait qu’un prêtre avait abusé de lui dans son enfance. Âgé alors de vingt-cinq ans, il semblait avoir complètement oublié cette histoire jusqu’à ce qu’il apprenne que l’homme d’Église était poursuivi pour des sévices analogues sur de jeunes garçons. La question qu’on me posait était la suivante : bien qu’il ait « refoulé » apparemment les faits pendant plus de dix ans, ses souvenirs étaient-ils crédibles, et étais-je prêt à en témoigner devant un juge ?
D’après mes notes de l’époque, voici ce que cet homme, que j’appellerai Julian, m’a raconté. (J’utiliserai un pseudonyme car j’espère qu’avec le temps, il a pu retrouver un peu de paix et sa vie privée.)
Son histoire illustre les complexités du souvenir traumatique. Les controverses sur cette affaire sont aussi typiques des passions qu’a déchaînées le traumatisme depuis que les psychiatres ont commencé à décrire sa nature insolite dans les dernières décennies du XIXe siècle.
Inondé d’images et de sensations
Le 11 février 2001, Julian, alors policier militaire dans une base aérienne, était au téléphone avec sa petite amie quand celle-ci a mentionné un article qu’elle venait de lire dans le Boston Globe. Un prêtre nommé Shanley était soupçonné d’avoir agressé sexuellement des enfants. Julian ne lui avait-il pas parlé un jour d’un père Shanley qui avait été prêtre dans sa paroisse ? « S’en est-il jamais pris à toi ? », lui a-t-elle demandé. Au début, Julian s’est rappelé le père Shanley comme un homme bon qui l’avait beaucoup soutenu après le divorce de ses parents. Mais peu à peu, il a commencé à paniquer. Soudain, il a vu le prêtre sur le seuil d’une porte, les mains tendues, le regardant uriner. Submergé par l’émotion, il a dit à son amie : « Je dois y aller. » Il a appelé son supérieur, qui est venu accompagné de son adjudant-chef, et les deux hommes l’ont conduit chez l’aumônier de la base. Julian se souvient d’avoir dit à ce dernier : « Vous savez ce qui se passe, à Boston ? Ça m’est arrivé aussi. » Dès qu’il s’est entendu prononcer ces mots, il a eu la certitude que Shanley l’avait agressé sexuellement – même s’il s’en souvenait mal. Il était très gêné d’avoir été si émotif : il avait toujours été un garçon fort qui gardait ses sentiments pour lui.