Extrait de l'ouvrage : Le courage des lucioles

Le Courage des lucioles

Muriel Derome, Le Courage des lucioles, Ma vie de psychologue auprès d’enfants à l’hôpital, Philippe Rey, 2017, 318 pages, 20 euros.

Psychologue dans le service de réanimation pédiatrique d’un grand hôpital, Muriel Derome côtoie au quotidien des enfants malades, handicapés ou accidentés, ainsi que leurs familles. Elle les écoute, leur révèle que leur plus grande liberté réside dans l’acceptation et l’expression de la vérité. Elle apprend à Lili, qui ne peut communiquer qu’en clignant des yeux, à exprimer son amour à l’élève-infirmier qui la soigne ; accompagne le petit Jules au chevet de sa sœur morte et y noue un émouvant dialogue avec lui ; persuade, au cœur d’une nuit terrible et belle à la fois, les parents de Manon d’accepter son décès et de favoriser le don d’organes ; écoute avec bonheur Linda, tétraplégique, qui savoure la vie grâce aux récits des autres… Ce texte passionnant fait aussi découvrir l’univers de l’hôpital, les conflits entre soignants, leurs doutes, leurs émotions, les débats éthiques. Muriel dévoile ses propres fragilités, raconte avec humour et lucidité ses difficultés à concilier la vie dévorante de l’hôpital avec celle à la maison où l’attendent des moments de joie ou de crise avec ses enfants. À partir de la souffrance, ce témoignage dégage une énergie de vie sans pareille. Les enfants de l’hôpital acceptent les limites de leur corps, trouvent une incroyable force, et parfois même de la joie, en investissant pleinement l’instant présent. Comme des lucioles au plus profond de la nuit, ces héros malgré eux transmettent une petite lumière, qui brillera longtemps dans la mémoire des lecteurs.

Muriel Derome

Muriel Derome est psychologue clinicienne et psychothérapeute – pour les enfants, leurs familles et l’équipe soignante – dans le service de neurologie et de réanimation pédiatriques de l’hôpital Raymond-Poincaré de Garches. Elle est aussi experte judiciaire près le tribunal de grande instance de Versailles. Elle a publié Accompagner l’enfant hospitalisé (De Boeck, 2014), La Traversée des pays du deuil (De Boeck, 2014) et Parents heureux=enfants heureux Mazarine, (2016)

 

Chapitre V

« Est-elle précoce ? »

(…) À l’hôpital, on peut accéder au bureau des psychologues soit en traversant la grande salle de l’hôpital de jour, soit en passant par une porte de derrière. Inutile de préciser qu’au départ, je préfère passer par-derrière pour éviter d’être confrontée aux patients de l’hôpital de jour. Le regard des enfants malades ou gravement accidentés est trop dur à soutenir. Je ne veux pas voir les paralysies, les trachéotomies, les corps déformés, douloureux. Dans mon bureau, il m’arrive d’entendre leurs plaintes, parce qu’ils attendent un soin, parce qu’ils souffrent d’être assis plutôt qu’allongés ou l’inverse. Les gémissements, les sanglots qui traversent la cloison de mon bureau me brisent le cœur. Mais je ne dois pas intervenir, car ils ne sont pas dans le secteur dont je m’occupe. Heureusement, j’entends aussi leurs rires et leurs conversations qui m’émeuvent et les soignants qui généralement s’en occupent avec beaucoup de délicatesse.

Au départ, bien tranquille dans mon bureau, je suis seulement chargée d’évaluer les capacités intellectuelles d’enfants atteints de maladies neuromusculaires. Je leur fais passer des tests dont les questions, toujours les mêmes, finissent par m’étourdir : « Quelles sont les quatre saisons de l’année ? », « Combien font quatre fois deux ? », etc.

Je ne suis pas très à l’aise en rédigeant mes comptes rendus. J’éprouve comme un sentiment d’imposture. Au lieu de remettre les choses dans leur contexte et de considérer que ce n’est pas moi qui évalue, mais un outil précis et étalonné, je ne peux m’empêcher de me demander : qui suis-je pour évaluer l’intelligence de ces enfants, moi qui traîne de longues années d’échec scolaire ? Par ailleurs, certaines questions incluses dans ces tests, très largement utilisés par les psychologues pour évaluer l’intelligence et le mode de fonctionnement des enfants, me semblent totalement inadéquates, incohérentes et inadaptées à ceux que je reçois à l’hôpital. Un malaise m’envahit quand je dois demander à des petits paralysés, corsetés, sanglés dans leurs fauteuils roulants : « Dans une voiture, attaches-tu ta ceinture de sécurité ? »