Chapitre I
La guerre comme agression psychique
Tout l’appareil de cette nouvelle guerre scientifique et industrielle se réduit donc à une gigantesque machine à broyer les corps et les âmes. Mais, alors que les blessures et les souffrances physiques sont évidentes et trouvent un répondant dans la mise en œuvre des soins et la sollicitude de la nation, les blessures et les souffrances psychiques, ignorées ou négligées par les états-majors, et réprimées par les victimes elles-mêmes, qui les jugent honteuses, ne seront pas reconnues par les autorités et ne seront abordées qu’accessoirement par des services de santé décontenancés. Qui plus est, la hiérarchie militaire va les dénier et considérer leurs manifestations comme des faits de couardise, de lâcheté, sous-tendus par un esprit de défaitisme et de désertion. Bien avant les mutineries de 1917, l’état-major français redoutait les désertions, les refus de monter au front et les abandons de poste, et pensa maintenir la discipline en enjoignant la justice militaire de se montrer implacable. Il y eut pendant la guerre 2 400 condamnations à mort dont 600 furent exécutées. Dans leur aveuglement impitoyable, beaucoup de conseils de guerre ne tinrent aucun compte de l’état pathologique des inculpés, et envoyèrent au poteau d’exécution des commotionnés confus, des délirants ou plus simplement des malheureux qui avaient cédé momentanément à la peur ou à la panique. Nous avons retenu les trois cas suivants, à titre d’illustration.
Le cas du soldat Eugène Bouret, fin août 1914, commotionné par une explosion d’obus
Le 29 août 1914, au combat du col d’Anuzel (Vosges), le soldat Eugène Bouret, du 48e régiment d’artillerie, viticulteur de la région de Dijon et âgé de 27 ans, est projeté en l’air par l’explosion d’un obus allemand. Il retombe au sol inconscient, près du cadavre d’un de ses camarades. On le croit mort, mais il se relève au bout de quelques instants sourd et hébété ; il profère des propos incohérents et ne cherche même pas à se protéger des obus allemands qui continuent à tomber autour de lui. Ses camarades le conduisent auprès du docteur Drouot, médecin aide- major de l’unité. Ce dernier diagnostique « un état de démence par commotion cérébrale » et confie le blessé au poste de secours, où il reste immobile et prostré. Puis, on lui demande de gagner par ses propres moyens, en compagnie d’autres blessés légers, une ambulance chirurgicale à l’arrière des lignes. Il s’égare et erre pendant quatre jours dans cette zone. Le 3 septembre, un capitaine qui conduit ses hommes vers le front l’aperçoit dans une grange du village de Taintrux, l’interroge et, trouvant ses réponses peu claires et suspectes, l’arrête pour désertion et le remet à la prévôté. Eugène Bouret, inculpé le lendemain 4 septembre d’abandon de poste devant l’ennemi, passe le 7 septembre devant le conseil de guerre, est condamné à mort et est exécuté le jour même. Sa femme ignore les circonstances de sa mort. Étant sans ressources avec un enfant à charge, elle demande de l’aide au député de la Côte-d’Or, Henri Barabant. Celui-ci procède à une enquête qui révèle qu’il y a eu erreur judiciaire et que Bouret a été fusillé alors qu’il était confus, atteint de commotion cérébrale par explosion d’obus. Le témoignage du docteur Drouot, qui confirme son diagnostic, est décisif et la Cour de cassation réhabilitera Bouret en 1917.